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- Bulletin de partage 5 - La lente reprise des chaînes alimentaires et un premier bilan
Le déconfinement ne se traduit pas par une reprise immédiate des chaînes alimentaires, en particulier pour la restauration hors domicile. Agriculteurs et intermédiaires de la transformation rencontrent toujours des difficultés. Plusieurs témoignages ou communiqués dressent un premier bilan de cette période de confinement, avec chez les producteurs, des incertitudes pour la suite ou une amertume face au revirement rapide des pratiques d’approvisionnement de certains consommateurs. Du côté des agriculteurs, la sortie du confinement a des effets contrastés. Pour ceux engagés dans des filières longues, peu de changements sont à signaler et l’hétérogénéité des situations persiste (Chambres d’Agriculture France, 26 mai 2020). Certains producteurs continuent de traverser cette crise sans trop de difficultés (grandes cultures céréalières, volaille) tandis que d’autres font toujours face à des débouchés fermés et à des prix bas (cultures industrielles de pomme de terre et de betterave, bovins lait ou viande). La situation est particulièrement tendue pour les filières horticoles, viticoles, et les producteurs de fromages AOP. Les évolutions sont plus marquées pour les agriculteurs historiquement impliqués dans des circuits courts ou pour ceux ayant récemment développé ces moyens de commercialisation en réponse à la crise. Malgré leur réouverture, les marchés sont toujours soumis à des mesures de distanciation sociale. Certains témoignages insistent sur le manque d’affluence, et incriminent des mesures jugées décourageantes : “Les mesures sanitaires sont draconiennes, il y a des barrières pour guider les gens, un sens de circulation d’un stand à l’autre. On sera forcé de parcourir 700 mètres, les petits vieux ne pourront pas.” (agricultrice, Occitanie, Reporterre 22 mai) De nombreux producteurs évoquent des ventes en diminution par rapport à la période de confinement et partagent leur ressenti, entre déception et compréhension voire soulagement : « L’activité a été bonne pendant tout le confinement, fait le bilan Mikaël Auffret. Avec une belle augmentation des ventes, notamment pour les drives fermiers », le mode de vente qui a le plus profité du confinement. Mais aujourd’hui, après avoir discuté avec d’autres collectifs de producteurs locaux, Mikaël Auffret confirme une baisse des ventes depuis la fin du confinement. « Les gens venaient plus chez nous par peur d’aller dans les supermarchés, prenaient aussi le temps de cuisiner », analyse le producteur. Aujourd’hui, un retour aux habitudes de consommation d’avant se dessine. « Quelques nouveaux clients, qui nous avaient rejoints pendant le confinement, sont toujours là, nuance tout de même le producteur, qui reste sur des ventes supérieures à celles d’avant la crise. » Mikaël, qui espérait un éveil des consciences sur la nécessité de revoir nos circuits d’alimentation, lance un appel aux consommateurs : « Les gens étaient contents de trouver les producteurs locaux pendant la crise sanitaire, il ne faudrait pas qu’ils nous oublient une fois celle-ci passée. On a encore besoin d’eux. » (producteurs de fruits, Bretagne, Ouest France 28 mai) “Le nombre de paniers, qu’on essaye quand même de développer depuis deux ans, a été multiplié par deux et demie en trois semaines, pour atteindre le pic sur la deuxième / troisième semaine de confinement [...] Et puis après on a senti qu’on rentrait dans une sorte de normalité de confinement et on a vu nos paniers diminuer. Et là vraiment, après la fin du confinement, ça diminue encore et encore et on va bientôt retrouver le niveau de paniers qu’on avait avant le confinement. Et ça c’est vraiment dur pour nous.” (maraîcher, Nouvelle-Aquitaine, témoignage vidéo posté sur Facebook le 30 mai) « On s'est bien rendu compte que après le déconfinement, les gens sont moins venus, constate Frédéric Ménager. En tout cas, chez nous, ceux qui viennent encore, ce sont ceux qui venaient déjà avant. Mais des nouveaux clients, on n’en a pas. Donc on est bien obligé de constater que les grandes surfaces sont reparties à fond et que les gens n’ont rien changé à leur mode de consommation. » (producteur de volailles, oeufs et légumes, France 3 Bourgogne-France-Comté, 5 juin) “Dans la Bresse, à Branges, Alexandre Cauchy est maraîcher. S’il constate un très léger tassement de ses ventes, il l’accueille presque avec soulagement. « On a été énormément sollicité pendant 3 mois. Aujourd’hui, on est toujours sur un rythme soutenu. Sur internet, on a multiplié nos ventes par 7 en moyenne. Je ne vais pas dire qu’on était proche du burn out. Mais on est crevé ! » avoue Alexandre Cauchy.” (France 3 Bourgogne-France-Comté, 5 juin) “Pendant le confinement, la demande d’œufs a explosé, il n'arrivait pas à fournir. Il fournit principalement des supérettes et commerces de proximité, il est passé d'une livraison à deux livraisons par semaine. Il livrait le mardi, le jeudi il n'y avait plus d'oeufs dans les rayons. Du coup, il s'est dépanné avec un collègue producteur d'oeufs également qui vendait surtout à des restaurateurs, pour pallier à la pénurie d'oeufs. Il a acheté 250 poules supplémentaires pour pouvoir fournir la demande. Et depuis le déconfinement, c'est la chute libre de la demande, il se retrouve avec trop d'oeufs. Les ventes restent au-dessus de celles d'avant le confinement, mais il ne pensait pas que ce baisserait autant, il est déçu. Il exprime le sentiment d'avoir servi de "roue de secours" pendant le confinement. Ses débouchés en crêperie reprennent doucement mais ça reste très peu par rapport à avant le confinement. A noter qu'il avait arrêté son débouché en maison de retraite pendant le confinement, de peur d'amener un virus, il attend peu encore avant de pouvoir reprendre ses livraisons.” (agent de collectivité, Bretagne, 9 juin) Avec le recul, certaines conséquences de la période de confinement sur les chaînes alimentaires ont également pu être documentées. Les entreprises agroalimentaires, en particulier les TPE et PME, ont par exemple été fortement touchées, avec une perte de chiffre d’affaires de 22 % en moyenne selon le baromètre ANIA (Association Nationale des Industries Alimentaires, 12 mai). Un témoignage nous est remonté sur les incertitudes auxquelles font face les petites entreprises de l’alimentaire : “J'ai un projet de boulangerie bio et locale, freiné par le confinement. Je me pose beaucoup la question de l'impact de la crise économique qui vient sur mon projet : les banques seront-elles plus réticentes (priorisant l'aide à l'existant) ou au contraire plus enclins à soutenir ce type de projet (besoin de 1ere nécessité, demande croissante en produits locaux, ...). Questionnement sur comment faire pour transformer les faillites (malheureusement probables) de restaurants et commerces en offres de produits bio, locaux et écologiques ? Plus largement hors crise covid, on manque cruellement de filières locales et indépendantes pour les céréales : il manque des petits moulins coopératifs, intermédiaires entre paysans meuniers (qui n'ont pas forcément les moyens de faire des farines de qualité maîtrisée comme un moulin) et les meuneries industrielles des grands gros multinationaux.” (entrepreneuse, Centre-Val-de-Loire, 2 juin) Selon une enquête de l’Agence Bio, la consommation de produits issus de l’agriculture biologique a quant à elle augmenté pendant le confinement, en particulier chez les ménages les plus modestes (Agence Bio, 9 juin). Enfin, le retour des travailleurs saisonniers étrangers permet de relancer l’activité dans les exploitations y faisant appel. L’opération de mobilisation des travailleurs en chômage partiel pour les travaux agricoles est le plus souvent présentée comme un échec : “Ils étaient d’ailleurs 300 000 à avoir répondu à l’appel des champs. Quelques semaines plus tard, il n’en reste que 45 000 selon le quotidien L’Opinion, 5000 selon Les Echos. Bien moins que les 150 000 nécessaires en juillet/août.” (France Inter, Histoires Économiques, 20 mai). “Chez Alexandre Tourette, seulement 3 cueilleurs français sont restés dans ses champs, alors que 15 cueilleurs espagnols en provenance d'Alicante sont arrivés cette semaine en renfort. « Sincèrement, on a tout fait cette année pour recruter localement, on a laissé la chance aux travailleurs français, sans succès. C'est trop pénible, trop physique. On a perdu du temps à les former, et on a eu une perte de récolte » souffle le producteur.” (La Provence, 25 mai) Présentation du bulletin n°5 Article précédent : Approvisionnement : des pratiques renforcées ou nouvelles, parfois difficiles à conserver | Article suivant : Les circuits courts de proximité, de nouveaux adeptes et des désillusions
- Bulletin de partage 5 - Approvisionnement : de nouvelles habitudes parfois difficiles à conserver
A l’heure du déconfinement, c’est l’occasion de dresser un bilan et de nombreux consommateurs confirment leur intérêt pour les produits locaux et les circuits courts. Si certains arrivent à conserver ces modes d’achat, d’autres se disent contraints de revenir à leurs pratiques d’avant.. mais pas tout à fait comme avant. En matière d’approvisionnement, là aussi, l’heure est au bilan : comment a-t-on fait ses courses pendant le confinement ? « Comme d’habitude », réaffirment certains : « Nous nous sommes approvisionnés de la même façon que d'habitude : marché (en grande partie bio, resté ouvert), Biocoop, paysans locaux et un petit supermarché pour ce que nous ne trouvons pas ailleurs ou qui est trop cher pour notre budget en bio. Ce qui a changé c'est que nous avions plus de temps pour cuisiner, donc nous avons encore mieux mangé que d'habitude ! » (consommatrice, Ile-et-Vilaine, 17 mai) « Habitant en milieu rural isolé sur une commune qui possède une épicerie associative de produits bio et locaux, cela n'a rien changé à mes habitudes. » (consommateur, Côtes d’Armor, 22 mai). Ces achats se sont même renforcés ou élargis pour beaucoup de consommateurs déjà inscrits dans ces modes d’achat : « plus de cuisine maison, du bio et du local au maximum » (consommatrice, Marseille, 23 mai) ; « j'ai voulu soutenir un magasin de vrac où je vais d'habitude acheter mes shampoings etc., le soutenir et aussi aller plus loin dans ma démarches zéro déchets, j'ai commandé un lot de papier toilette et des tablettes pour le lave-vaisselle » (consommatrice, Toulouse, 20 mai). Parmi ceux qui consommaient déjà bio et/ou local, certains rappellent toutefois avoir eu du mal à maintenir leurs approvisionnements dans les mêmes conditions qu’avant la crise, fait déjà abordé lors d’un bulletin de partage précédent : « Consommatrice de longue date de produits de saison, bio, locaux, bruts ou peu transformés, le confinement a brutalement mis entre parenthèses ce mode de consommation. Mes magasins habituels étant trop éloignés, je me suis tournée vers les rares offres internet de ma ville. Elles étaient saturées et horriblement chères. Résultat, je me suis rabattue sur le primeur en bas de chez moi, tout sauf local, de saison ou bio, mais avec le mérite d'être là et sympathique » (consommatrice, département 06, 24 mai). « Nous nous approvisionnons régulièrement dans un magasin Biocoop de notre quartier pour tout le reste, or pendant cette période, le magasin était souvent en rupture (sans doute une augmentation de la conso et des problèmes d'approvisionnement) et le nombre limité de personnes dans le magasin demandait un temps long avant de pouvoir rentrer dedans. Nous nous sommes donc rabattus sur les rayons bio des Casino et autre Super U de notre quartier qui eux, étaient un peu mieux organisés. » (consommateur, Lyon, 8 juin). Même en AMAP, parfois, c’est l’offre qui a manqué, ce qui a déçu certains adhérents : « Pendant toute la durée du confinement, nous avons aussi manqué d’œufs : trop de ventes à la ferme, la productrice ne pouvait plus assurer les livraisons à l’AMAP. Pourtant, nous avions signé les contrats 5 mois avant, les œufs étaient déjà payés… Au final, nous avons eu l’impression d’être la variable d’ajustement pour certains producteurs. La solidarité producteur-consommateur, au cœur de l’AMAP, nous a paru être à sens unique. Bien sûr, ça n’a pas été le cas avec tous les producteurs. Notre productrice de fromages de chèvres par exemple nous a expliqué avoir refusé beaucoup de ventes à la ferme pour assurer les livraisons déjà engagées. » (consommateur en AMAP, Isère, 8 juin). Ces témoignages viennent surtout confirmer que les produits locaux ont intéressé une population large, comme nous l’avions souligné dans les bulletins de partage précédents. Notamment, une population qui mangeait surtout bio, quelle que soit l’origine du bio, a voulu reporter une partie de ses achats vers des produits locaux ou a minima français : « Nous n’avons pas beaucoup changé nos habitudes : manger bio, favoriser les achats dans les magasins bio spécialisés. Par contre nous avons été plus vigilants sur l’origine des produits. En renonçant parfois d’acheter des légumes s’ils venaient d’Italie ou d’Espagne. » (consommatrice, Marseille, 23 mai). Par contre, le local n’est pas toujours à la hauteur des attentes de ces consommateurs de bio : « Nous avons testé des productions locales suite à la décision de producteurs locaux de s'auto-organiser mais n'avons pas renouvelé car il s'agissait de tomates et fraises sous serre, peu intéressantes gustativement et dont le mode de production energivore ne nous semble pas écologique au final. » (consommateur, Rennes, 16 mai). L’intérêt va toutefois bien au-delà de ces consommateurs de bio, comme le confirme un agent de la Métropole de Grenoble, où des enquêtes ont été menées auprès de tous les commerçants : « Nous avons constaté la très forte demande en direction des produits locaux dans tous les canaux de distribution. C’est aussi pourquoi, cette période de crise a pu également apparaître comme une opportunité pour accélérer certains changements de comportement alimentaire et développer le « manger local de qualité » (20 mai). Beaucoup de personnes ne consommant pas forcément, ou peu de produit locaux, de saison, en circuits courts, ont en effet pu profiter des livraisons de produits mises en place, par exemple « par l'intermédiaire de voisins connus lors des applaudissements du 20 h. » (consommateur, 39 000, 3 juin), et ce, avec satisfaction : « Pendant le confinement, tout un réseau de distribution s'est mis en place dans notre quartier: livraison de légumes et de plants de légumes via un ami du quartier qui a un copain maraicher, commande groupée pour une vingtaine d'habitants de notre quartier de fromages de chèvres, commande et livraison de poissons via un ami du quartier qui a un copain pêcheur. Le pêcheur gagne plus qu'en vendant sa pêche au Leclerc et nous on achète du poisson hyper frais moins cher que chez le poissonnier. Nous avons mangé pour la première fois de notre vie du homard, des seiches. Cette proposition a rencontré une demande très forte en très peu de temps. On est passé d'un groupe de 7 personnes à un groupe de 20 personnes en l'espace de 2 semaines. Et encore, en freinant un peu pour d'abord tester la capacité du pêcheur à vendre en direct. […] Nous avons très bien mangé pendant le confinement. Des produits frais, locaux. Le top : la livraison à domicile! ou dans la rue d'à côté. » (consommatrice, Côtes d’Armor, 28 mai). Cela n’a pas toujours été facile, néanmoins, ce qui témoigne aussi du potentiel de développement de la consommation locale mais aussi de la consommation groupée : « Nous avons essayé de nous associer avec des voisins pour augmenter le local dans notre alimentation, mais nous n'avons pas pu trouver une manière de faire qui soit efficace et efficience. Nous avons donc continué nos pratiques individuellement familiales. » (consommatrice, Bouches-du-Rhône, 3 juin). Une des principales questions est alors de savoir si ces habitudes d’achat, nouvelles ou renforcées, peuvent se maintenir dans le temps et déjà, à court terme, pendant la période de déconfinement ; des achats qui incluaient également, comme nous l’avions montré dans les bulletins précédents, un recours plus important aux commerces de proximité, supérettes mais aussi bouchers, primeurs... Pour certains, pour l’instant, ça dure : « J'ai beaucoup acheté, encore au supermarché, mais la proportion de produits locaux, achetés au marché ou paniers regroupement a augmenté et reste de même proportion après confinement. Aujourd'hui, je dois consommer 90% de produits frais issus des producteurs locaux ou bio revendus par le marché local (bananes, agrumes). Je continue à prendre des produits non transformés au supermarché pour continuer dans l'élan de la cuisine maison, mais j'ai moins le temps » (consommatrice, 41150, 2 juin). Pour d’autres, par contre, maintenir ces achats n’est pas si simple à l’heure du déconfinement : « Il est difficile de se procurer de la viande chez le boucher. Plus difficile que pendant le confinement. Il dit que cela vient du fait qu'il a plus de clients, et que les appros sont tendues. » (consommatrice, Gard, 20 mai). Beaucoup, surtout, regrettent l’arrêt des livraisons à domicile, y compris ceux qui fréquentaient les marchés et qui, dans cette période de déconfinement en tout cas, ont moins envie d’y retourner : « [Pour nous, pendant le confinement] Accentuation de la volonté de fonctionner en circuits courts et proches producteurs locaux. Bémol : depuis le déconfinement, la livraison n'a plus lieu, et obligation d'aller au marché le dimanche à Plélan (plus de monde, attente, moins de relations) Avantage +++ livraison à domicile ou sur un point de collecte autre que marché. » (consommatrice, Ile-et-Vilaine, 26 mai). D’autres témoignages, côté producteurs, viennent confirmer que l’arrêt des livraisons et le retour sur les marchés ont diminué la clientèle, même si celle-ci reste encore, en général, plus importante et plus diverse qu’avant la crise. Les drives fermiers peuvent alors constituer un compromis : « Il a été constaté par les producteurs avec lesquels je suis en contact, que la clientèle des drives fermiers a commencé à diminuer avec la fin du confinement (retour vers les GMS) mais qu'une partie de la nouvelle clientèle arrivée grâce à la crise commence à être fidélisée. C'est une clientèle de trentenaires, sensibilisés au thème des circuits courts, n'ayant pas l'habitude de fréquenter les marchés et souhaitant s'approvisionner en produits locaux d'une façon plus adaptée à leur quotidien (utilisation du numérique, rapidité, offre de produits concentrés à un même endroit). La demande en produits évolue, les circuits-courts doivent s'y adapter. » (observatrice, 28 mai, Alpes Haute Provence). Enfin, même si on ne peut pas facilement poursuivre ses achats en circuits courts, la crise a suscité d’autres pratiques qui sont plus faciles à maintenir : regarder l’origine des produits dans les magasins, par exemple, comme évoqué précédemment ; « prévoir la quantité d'aliments nécessaires entre deux achats, pour n'acheter que ce qui est nécessaire. Conséquence, un frigo moins plein, et surtout quasiment aucune perte d'aliments frais. » (consommatrice, Département Côtes d’or, 20 mai) ; « Meilleure gestion des courses alimentaires, liste faite à partir des menus et non pas l’inverse = moins de gaspillage. » (consommatrice, Rennes, 20 mai). Ou bien encore, pour conclure ce chapitre, une « prise de conscience de la « futilité » d’une partie importante de mes habitudes d’achats. » (consommateur, département du Maine et Loire, 20 mai). 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- Bulletin de partage 5 - Finalement, le confinement avait ses bons côtés
Les mangeurs ne nous disent pas avoir vécu la date du déconfinement comme une rupture brusque : petit à petit ils font le tri dans les expériences qu'ils ont vécues. Nous avions signalé dans le précédent bulletin que nous n’observions pas de surexcitation culinaire à l’approche du déconfinement. Nous ne l’avons pas non plus trouvée après qu’il a été prononcé. Nous sommes même surpris de constater chez certains une nostalgie d’un temps suspendu. Une fonctionnaire territoriale de Lorraine nous dit dès le 15 mai : “je considère avoir vécu cette crise dans une position d'ultra-privilégiée. Elle m'a permis de marquer une pause dans l'agitation quotidienne, profiter énormément de mes enfants (4 et 6 ans) qui poussent si vite et ont encore tant besoin de ne pas être constamment contraints par des horaires... [...] j'aurais bien prolongé un peu le temps de la rue privée de tous ses moteurs”. Une consommatrice de Rhône Alpes précise le 2 juin : “fini le plaisir et l'exotisme de manger ce que d'autres ont préparé (famille, amis, restaurateurs...)”. A l’heure du bilan, Santé Publique France constate le 19 mai que “les principales évolutions déclarées portent sur le grignotage, le fait de cuisiner maison, l’accessibilité des produits alimentaires et le poids. Pour améliorer son alimentation au quotidien, de nombreux outils existent et les Français s’y sont référés pendant le confinement : le site mangerbouger.fr a connu une hausse de fréquentation de 60% par rapport à 2019.” (article “Confinement : quelles conséquences sur les habitudes alimentaires ?” https://www.santepubliquefrance.fr/presse/2020/confinement-quelles-consequences-sur-les-habitudes-alimentaires) Finalement, le confinement a aussi été un temps de (re)découverte. Parfois pour des choses très simples, comme l’écrit cette consommatrice des Bouches du Rhône le 11 mai : “toujours plaisir de manger, mais aussi redécouverte de ne pas se prendre la tête sur la bouffe et de manger très simple ; du riz tous les jours! Même si il est bio, ou coopératif.” Ou encore ce consommateur breton qui constate le 25 mai : “je ne savais pas cuisiner le poisson mais par solidarité avec ce producteur habitant notre territoire, j'ai appris et tout le monde a adoré.” A l’heure du bilan, certains formalisent une sorte de retour d’expérience, comme cette consommatrice bretonne le 13 mai : “ Les changements pdt la crise : les courses moins souvent, essai de faire des menus, pour une semaine, moins de bio car pas de marchés au début (ça manque)... 2 premières semaines : la peur de la maladie : cuisine moins et puis reprends du poil de la bête et tout va bien, retrouve un producteur de légumes, le marché...: cuisine pratiquement 2 repas par jour. Plutôt contente car j'aime cuisiner et découvrir des recettes, goûts, saveurs…” Parfois, l’expérience est plus intellectualisée, comme le note la consommatrice lorraine déjà citée : “professionnellement, j'ai pris un peu de distance par rapport à divers sujets qui me pèsent dans mon travail au quotidien, j'ai pu les partager avec des collègues, à distance. [...] Plus globalement cela nous a amenés à réfléchir aux inégalités dans la société, à la résilience de nos modes de vie…” Préoccupations matérielles et réflexion ne s’opposent pas, comme l’illustre le 20 mai cette bretonne habitant un petit appartement de centre ville : “Impacts sur les comportements : prise de conscience plus accentuée de la nécessité de se débarrasser de choses non essentielles (à tous les niveaux : consommations non indispensables, choses accumulées : ménage de printemps intensif (tri radical des livres, des vêtements, des papiers administratifs, des produits de ménage et de toilettes, des objets en plastique, mise à jour du carnet d’adresses, des ami.e.s, de tout ce qui parasite l’existence. [...] Déjà sensible aux enjeux environnementaux : décision de ne plus posséder de voiture, d’arrêter l’avion, de consommer local et équitable plus radicalement comme actuellement.” Cette même personne revient sur la tendance à l’autoproduction observée tout au long de l’enquête: “cultiver son jardin « mon mince balcon » n’a jamais été aussi beau, j’ai réussi mes semis de tomates, salades, poivrons, coriandre, aneth, fenouil, ciboulette, patates… en pots sur moins de 2 m2!“ Un intérêt confirmé par un témoignage de consommateur bordelais “Notre association PLATAU (Pôle Local d’Animations et de Transitions par l’Agriculture Urbaine) va lancer une action de distribution gratuite de 100 pieds de tomates variées, à maturité, auprès des habitants de la cité Claveau (Bordeaux Bacalan) durant l’été 2020, suivie d’ateliers pédagogiques à l’automne. Cette opération, nommée "Les Tomates déconfinées", a été imaginée pendant la période de confinement pour mettre en valeur les notions d’autoproduction urbaine, de circuit court et de diversité alimentaire”. Un consommateur du Val de Loire vivant à la campagne précise le 7 juin : “j'ai ajouté 50 m2 de surface de potager, soit un doublement de la surface antérieure.” Le journal télévisé du soir de France 2 apporte le 7 juin le témoignage du patron d’une pépinière, passé d'un effectif de 50 personnes à 150 personnes. Il pense en maintenir la majeure partie car c'est selon lui un mouvement de fond pour le jardinage mais aussi pour l'agrément. Les expériences vécues lors du confinement se poursuivront-elles ? C’est en tout cas ce que constate un consommateur isérois un mois après le déconfinement : “j’ai aussi profité de la période pour réduire ma très faible consommation de viande (1 à 2 fois par mois) à zéro. À ce jour (7 juin) je n'ai pas racheté le moindre morceau de chair animale (mais j'en ai mangé deux fois, lors d'invitations en famille)”. Un consommateur breton s’interroge le 25 mai sur les effets à terme des pratiques développées : “je pense qu'aujourd'hui nous sommes passés à un approvisionnement à 80% en circuits courts et 90% en bio environ. J'ai très envie de continuer dans cette voie qui fait sens même si je dois souvent batailler à la maison avec mes jeunes victimes du marketing des industries agroalimentaires. Pour autant j'ai constaté un changement de comportement de leur part en cette période de confinement.” En écho à ce contributeur qui avait déclaré avoir appris à cuisiner le poisson, un étudiant à Orléans partage le 7 juin ce sentiment de montée en compétence culinaire, qui n’est pas éphémère : “je suis retourné vivre chez mes parents dans un village de 500 habitants dès le 16 mars où j'ai pu continuer mon jardin et m'initier à la cuisine.” Le magazine Slate affirme dès le 15 mai que “la réclusion à domicile et la peur du virus modifient nos façons de faire les courses comme la cuisine. Il est fort probable qu'il n'y aura pas de «retour à la normale» en masse.” (http://www.slate.fr//story/190359/confinement-nouvelles-habitudes-alimentaires-cuisine-repas). Les interrogations portent fréquemment sur la persistance ou pas de pratiques “vertueuses” adoptées pendant le confinement. Cependant, une consommatrice de Nouvelle Aquitaine nous décrit le 19 mai un cheminement inverse, pour des raisons économique et sanitaires : “Lors du confinement, j'ai largement changé mes habitudes alimentaires. Diminution des fruits et légumes frais pour être remplacés par des conserves. Achats dans des magasins non bio car le prix des aliments en conserves ou transformés est très élevé dans les magasins bio. Alimentation végétarienne (déjà en cours avant le confinement). Diminution de la part de vrac car risques virologiques d'amener des contenants. [...] Reprise de mes habitudes alimentaires classiques (bio, locales, riche en fruits et légumes) depuis la fin du confinement. Je n'ose toujours pas utiliser mes propres contenants au vrac et je me contente des sachets papiers.” Ces constats conduisent deux sénateurs à formuler dans un rapport d’information les propositions suivantes : “14. Intégrer la dimension d’acceptabilité culturelle et de plaisir dans la défense des régimes alimentaires durables, en soulignant que l’impact sanitaire et écologique de l’alimentation peut être fortement réduit sans bouleverser les habitudes alimentaires 18. Faire évoluer les politiques de santé d’un accompagnement alimentaire ponctuel fondé sur le conseil nutritionnel à un accompagnement dans la durée et même à une véritable éducation à l’alimentation durable abordant toutes les dimensions du bien manger : dimension nutritionnelle mais aussi économique (acheter autrement) ou culinaire (préparer autrement).” (extraits du rapport “ VERS UNE ALIMENTATION DURABLE : UN ENJEU SANITAIRE, SOCIAL, TERRITORIAL ET ENVIRONNEMENTAL MAJEUR POUR LA FRANCE “ Délégation à la prospective du Sénat Rapport d’information de Mme Françoise Cartron, sénatrice de Gironde, et M. Jean-Luc Fichet, sénateur du Finistère. 28 mai) Notre alimentation et nos façons de manger ne sortent donc pas indemnes de la crise, mais chacun le maîtrise ou le subit à sa façon et il serait vain de chercher une unanimité. Les comportements individuels ont toutefois montré des dominantes et des convergences qui trouvent un relais politique. Les envies de manger et partager une cuisine maison à partir de produits sains, de jardiner, vont se trouver dans l’après-crise confrontées à la réduction de l’espace des possibles, dessiné à la fois par les contraintes individuelles (temps disponible, budget alimentaire), collectives et institutionnelles. Présentation du bulletin n°5 Article précédent : L’heure est au bilan | Article suivant : Approvisionnement : des pratiques renforcées ou nouvelles, parfois difficiles à conserver
- Bulletin de partage 5 - L’heure est au bilan
Les contributions, souvent rédigées au passé composé, cherchent pour nombre d’entre elles à présenter une synthèse des faits alimentaires les plus marquants, en termes de changements. C’est l’heure du bilan pour les protagonistes. Durant cette période , l’annonce de la fin du confinement a été confirmée et mise en œuvre. En particulier, les changements que les contributeurs veulent mettre en oeuvre ou appellent de leurs voeux sont soulignés avec une démultiplication des contributions sur les pratiques alimentaires à la maison et les modes d’approvisionnement. Avec le déconfinement, cette période est marquée par un retour sur les pratiques alimentaires vécues (particuliers, producteurs, collectifs…). Pour évaluer la situation, des retours organisés se multiplient : des collectifs se mobilisent pour comprendre et faire remonter des témoignages ; des enquêtes par différentes organisations et échelles sont réalisées pour tirer les enseignements du confinement. Pour les producteurs, en termes de bilan, une image contrastée ressort avec des espoirs et des encouragements mais aussi des interrogations et des incertitudes sur ce qui va rester de cette période. Globalement, les producteurs s’en sont bien sortis et, pour beaucoup ont connu des volumes exceptionnels d’activité. Cependant, pour certains, la période post confinement semble vécue comme une désillusion avec un retour à un niveau « normal » de vente, eux qui avaient reçu un soutien massif. C’est comme si l’engouement avait généré des attentes disproportionnées et que le retour à la situation d’avant était considéré comme une défaite et entraîne une grande déception voire une fragilisation psychologique. Les producteurs en circuits courts ressortent, pour beaucoup, épuisés de cette période. Une inquiétude est soulignée à l’égard de la situation économique d’agriculteurs en circuits courts avec des productions spécifiques (comme les produits laitiers pour la restauration) à la fin du confinement. Dans un contexte d’optimisme sur les ventes, la crise a fragilisé certains d’entre eux, face à la réorganisation de leur débouchés et la gestion des stocks avec des chutes de ventes. Le principe de solidarité économique est exprimé à leur égard ce qui a réduit l’impact de la crise, ainsi qu’à l’égard des restaurateurs familiers du quotidien. Côté consommateur, la crise COVID19 a été vécue comme un révélateur des situations alimentaires . D’un côté, la détresse alimentaire de la population ressort comme une préoccupation importante avec des signaux économiques en berne. En réponse, la solidarité alimentaire s’exprime sous des formes variées. D’un autre côté, en prenant du recul, des consommateurs s’estiment heureux d’avoir pu expérimenter avec le temps retrouvé de nouvelles pratiques culinaires ou d’autoproduction y compris en milieu urbain. Ils semblent conscients d’avoir vécu un moment privilégié. Pour certains, des pratiques d’approvisionnement nouvelles notamment avec des circuits courts seront poursuivies. Malgré la diversité des situations et le devenir incertain de ces pratiques dans le temps, tous semblent unanimes sur le fait de considérer la crise COVID19 comme un point de référence qui restera dans l’esprit des mangeurs. Pour les collectivités locales, le bilan amène à relever leur rôle central dans les décisions. Elles se sont montrées des acteurs incontournables, notamment les communes, pour gérer cette crise. Au niveau du territoire, des relations inédites se sont créées et seront certainement une contribution à une relocalisation de l’alimentation dont l’ampleur dépendra probablement de la mise en place d’un cadre national. Pour beaucoup, un bilan complet et détaché des variations conjoncturelles devra attendre le mois de septembre. Présentation du bulletin n°5 Article suivant : Finalement, le confinement avait ses bons côtés Crédit photo : Erwan Daniel www.tamproduction.fr
- Appel à communication | Séminaire de travail savoirs et savoir-faire paysans, pôle InPACT
Appel à communication pour le séminaire de travail "savoirs et savoirs-faire paysans", organisé par le pôle InPACT le 18 novembre à Paris (date à confirmer). Le groupe de travail "Évaluer autrement" du pôle InPACT (Initiatives Pour une Agriculture Citoyenne et Territoriale) est constitué de : Réseau CIVAM Solidarité Paysans FADEAR InterAFOCG Nature et Progrès Mouvement Inter-Régional des AMAP Terre de Liens L'Atelier Paysan Fédération nationale Accueil Paysan Le MRJC Il organise le 18 novembre (date à confirmer) un séminaire de travail autour de la thématique des savoirs et savoir-faire paysans, pensé comme un temps d’échanges et de construction collective. Ce séminaire sera l'occasion de débattre de la façon dont l’industrialisation des systèmes agricoles a entamé la possibilité qu’ont les paysans et ceux qui les entourent de perpétuer, d’enrichir et de transmettre leurs propres savoirs et pratiques, souvent finement adaptés à leur contexte, et des perspectives d'action collective et de mobilisation politique pour inverser cette tendance destructrice. Ce séminaire est ouvert à toute proposition de communication par des chercheurs (notamment en sciences humaines et sociales), collectifs de recherche, paysans, collectifs de paysans, structures d’animation et de développement agricole, etc. Une attention particulière sera portée à des présentations associant une expérience de terrain et une mise en perspective politique. Les propositions de communication sont à transmettre pour le 2 septembre afin de permettre à l'équipe de commencer à bâtir le programme de la journée. L'appel à communications ci-dessous présente la thématique générale, des axes thématiques possibles (ne se limitant pas au champ agricole), le pôle InPACT et son groupe de travail "Évaluer autrement", et précise les modalités pour proposer une communication. Télécharger l'appel à communication Merci à l'Atelier Paysan de nous avoir transmis cet appel à communication.
- Éclairage Covid-19 | Demande adressée aux circuits courts : la forte demande va-t-elle perdurer ?
Ce texte n'engage que son auteur et pas l'ensemble du collectif qui rédige les bulletins. La poursuite ou pas de la demande adressée aux circuits courts pendant la crise COVID-19 hante les esprits des producteurs, des militants associatifs, des élus ou des journalistes. Entre les anciens clients qui vont revenir ou pas après le déconfinement, les nouveaux qui vont retrouver ou pas leurs anciennes habitudes, l'impact de la réouverture de marchés, comment s'y retrouver ? Gilles Maréchal, consultant et chercheur, économiste spécialiste des circuits courts alimentaires et des stratégies des collectivités locales, propose un schéma d'interprétation, débouchant sur des scénarios. Il ne vise pas à chiffrer les évolutions, probablement très différenciées selon les territoires, mais d'en déchiffrer les dynamiques communes. Il se risque cependant à un pronostic sur un nombre de clients qui resterait sensiblement plus élevé, à l'échelle macro. Télécharger le document Une tentative d’interprétation de la demande adressée aux circuits courts en lien avec la crise COVID 19 : la forte demande va-t-elle perdurer ? Pour découvrir d'autres articles proposant des analyses de l'impact de la crise du covid-19 sur les systèmes alimentaires, consultez la rubrique Eclairages
- Covid-19 et Systèmes alimentaires, "Manger au temps du coronavirus" - Bulletin de Partage 5
Ce cinquième et dernier numéro prend en compte le mois suivant le déconfinement, pour la période du 11 mai au 10 juin. Comme nous le pressentions, le déconfinement a incité les mangeurs à se livrer à d’autres joies que celle de remplir un formulaire : ce sont 84 contributions qui nous permettent de vous proposer ce bulletin, auxquelles s’ajoutent 12 messages directs et l’exploitation de 21 articles de presse. Nous terminons donc notre cycle avec dans l’escarcelle, après “nettoyage”, 630 remontées exploitables par le formulaire, plus 147 autres témoignages et une base de 297 productions médiatiques (articles écrits, reportages filmés). Nous avons tous profité avec délectation de la richesse des expériences et des réflexions qui nous ont été communiquées. Aussi voulons-nous pouvoir continuer à les partager sous une autre forme. Nous avons contacté un éditeur pour les rassembler en réorganisant l’ensemble de nos bulletins sous une forme thématique. Ainsi chaque rubrique, dispersée dans cinq bulletins, retrouvera une cohérence d’ensemble en embrassant l’intégralité de la période. Bien entendu, les préoccupations de ceux qui nous ont écrit sont le reflet d’une période marquée par le déconfinement. Beaucoup veulent tirer une sorte de bilan résumé de ce qu’ils ont vécus, parfois avec un brin de nostalgie. Mais les contributions s’inscrivent plus qu’avant sur maintenant et demain. Sans doute sous l’influence d’une temporalité qui redevient contrainte, la description des pratiques culinaires se fait plus comptée : il est désormais possible de se tourner de nouveau vers l’extérieur. Les pratiques d'approvisionnement sont abondamment décrites, qu’elles marquent une rupture ou s’inscrivent dans le prolongement de la période confinée. La question “que va-t-il rester des nouvelles façons de faire ses courses ?” devient lancinante, chez les consommateurs mais aussi les producteurs. Il ne s’agit pas simplement des volumes vendus en circuits courts, quand des producteurs s’interrogent sur la reconnaissance sociale des efforts qu’ils ont fourni pour répondre à une explosion de la demande. A toutes les échelles, les organisations veulent tirer les leçons de la crise. Comme il est de coutume, souvent pour affirmer que leurs positions antérieures se trouvent validées et confortées par ce qu’il s’est passé. Mais des collectivités s’engagent aussi dans des bilans “à froid” de leurs orientations telles qu’elles peuvent être décrites dans leurs stratégies alimentaires. Ce qui peut les amener à amender leurs actions, voire à introduire de nouveaux éléments comme cette métropole qui envisage d’inclure l’aide alimentaire dans le programme de sa nouvelle cuisine centrale. Nous concluons donc les bulletins de partage avec la certitude que la période COVID19 marquera les esprits et les pratiques, mais aura aussi des conséquences “en dur” sur le paysage alimentaire que nous connaîtrons demain. L’observation s’est révélée passionnante. Vous qui avez bien voulu nous informer, nous nous permettrons de revenir vers vous à l’automne pour vous demander ce qu’il en est des pratiques adoptées, des postures vis à vis de l’alimentation, des “bonnes résolutions”. Nous vous remercions de nous avoir suivis jusqu’ici et par avance d’être aussi ouverts quand nous vous solliciterons de nouveau. Ce 5ème bulletin se compose de 7 rubriques : L’heure est au bilan Finalement, le confinement avait ses bons côtés Approvisionnement : des pratiques renforcées ou nouvelles, parfois difficiles à conserver La lente reprise des chaînes alimentaires et un premier bilan Les circuits courts de proximité, de nouveaux adeptes et des désillusions Face aux détresses alimentaires, la solidarité continue et le temps du bilan approche La mise en avant des politiques territoriales Vous pouvez télécharger le bulletin dans son intégralité ici : Télécharger le bulletin de partage n°5 En parallèle des bulletins de partage, l’espace covid-19 et alimentation s’enrichit régulièrement. Vous trouverez ainsi : Dans l’espace ressources de nombreuses initiatives permettant d’apporter de l’information aux producteurs et de mettre en relation producteurs-consommateurs. De nouveaux éclairages avec désormais 4 analyses territoriales, rurales et urbaines, et 6 analyses thématiques (agriculture urbaine, restauration, solidarité alimentaire, résilience, psychologie des mangeurs) Une revue de presse pour retrouver l’enquête dans les médias. En savoir plus : www.rmt-alimentation-locale.org/covid-19-et-alimentation Nous contacter : animation@rmt-alimentation-locale.fr L’enquête “Manger au temps du coronavirus” a été initiée par des membres de l’Unité Mixte de Recherche Espaces et Société (C. Darrot, G. Maréchal), avec le cabinet coopératif Terralim (B. Berger, V. Bossu, T. Bréger, D. Guennoc, G. Maréchal, C. Nicolay), et les CIVAM de Bretagne (A. C. Brit), grâce à la stimulation du Centre Permanent d’Initiatives pour l’Environnement de Belle-Île en Mer (G. Février) et l’association Fert'Île de Bréhat (F. Le Tron). Le bulletin de partage n°5 est rédigé collectivement par : Akermann G. (Inrae), Berger B. (Terralim), Bodiguel L. (CNRS), Brit A.C. (FR CIVAM Bretagne), Chiffoleau Y. (Inrae), Darrot C. (Institut Agro), Joffet I. (Greniers d’abondance), Lallemand F. (Greniers d'abondance), Maréchal G. (Terralim), avec l'appui de F. Egal (Réseau des politiques alimentaires) et de D. Guennoc (Terralim), et sous la coordination éditoriale de Chiffoleau Y., Darrot C et Maréchal G. Sa réalisation est appuyée techniquement par Brit A.C., Lecouteux C., Muller T. et Peyrin F. L'initiative est soutenue par le RMT Alimentation locale, S. Linou, consultant résilience alimentaire, le Centre d'Etudes et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales à Lille (S. Makki), l’association Résolis (H. Rouillé d’Orfeuil, M. Cosse) et H. Torossian, consultante en sécurité civile et résilience. Avec le soutien financier de la Fondation Daniel et Nina Carasso et de la Fondation de France. Date d’édition : 19/05/2020
- Éclairage Covid-19 | Les professionnels de l'agriculture urbaine face à la crise sanitaire
L'Association Française de l'agriculture urbaine professionnelle a lancé une enquête en ligne auprès de ses 80 adhérents à la mi-avril. Les 32 réponses nous donnent un petit aperçu de la situation à cet instant. Les résultats varient selon les activités développées par les structures, mais on constate une augmentation de l'activité agricole et de la vente en ligne, ainsi que le développement de tutoriels pour accompagner les jardiniers à distance. Synthèse rédigée par Anne-Cécile Daniel, co-fondatrice et coordinatrice de l'AFAUP, l'Association Française de l'Agriculture Urbaine Professionnelle. L’AFAUP est une association à rayonnement national ayant vocation à fédérer les professionnels de l’agriculture urbaine et faciliter les liens avec les autres acteurs de la ville, le monde agricole et le grand public. Ce texte n'engage que son auteur et pas l'ensemble du collectif qui rédige les bulletins. Les répondants Les pertes évaluées par les répondants pour la période du 16 mars au 26 avril 13 répondants évaluent une perte de CA entre 0 et 10 000 €. 13 répondants évaluent une perte de CA entre 10 000 et 30 000 € 5 répondants évaluent une perte de CA de plus de 30 000 €. -> On retrouve des producteurs, animateurs, concepteurs dans ces 3 catégories de réponse. Sur une échelle de 1 à 10 comment évaluez-vous le danger pour votre trésorerie? (1 : je peux vite mettre la clé sous la porte ; 10 : aucun préjudice) D'après les réponses qualitatives associées à cette question, les professionnels de l'agriculture urbaine se retrouvent plutôt dans une situation fragilisante ou qui pourrait le devenir si la crise persiste l'été. Ceux qui s'en sortent le mieux, sont les structures déjà bien implantées qui commercialisent leurs récoltes, ainsi que quelques bureaux d'études qui poursuivent leurs activités en télétravail. Les personnes en cours d'installation sont également peu impactés, mais risque de l'être si les chantiers prennent trop de retard. Les structures les plus en difficultés sont celles qui ont dû stopper leurs activités, et surtout celles qui animent de nombreux ateliers et événements lors des périodes printanière et estivale. Vos sites sont-ils encore accessibles? (26 réponses sur 32) Les répondants ayant indiqué que l'outil de production était à l'arrêt sont en difficulté. Ils représentent presque un quart des répondants. Avez-vous mis en place de nouveaux circuits de distribution ? lesquels ? fonctionnent-ils bien ? 3 grands circuits ont été mentionnés : Les épiceries (souvent solidaires) La Ruche qui dit Oui / vente en ligne /commande par email -> avec livraison Les paniers à venir chercher sur place (en remplacement parfois de la cueillette) Avez-vous été contraints d'annuler ou de reporter un ou plusieurs événements ? Quelles solutions avez-vous mis en place pour vos salariés : Nous pouvons retenir qu'aucune structure n'est complètement à l'arrêt. Pour la majorité, on retrouve la mise en place du "chômage partiel" et du "télétravail". Pour les producteurs, des effectifs réduits sont sur place avec la mise en place de mesures de sécurité sanitaire. Ceux qui n'ont pas de salariés sont en télétravail. Les mesures proposées par le gouvernement seront-elles suffisantes pour votre structure ? (chômage partiel, report des charges, crédit bancaire etc.) certains ont de la trésorerie, ça les rassure (2) certains espèrent que les mesures proposées vont vraiment être mises en place ... nombreuses craintes exposées (14) certains ne sont pas concernés par ces mesures et craignent la suite (notamment les jeunes structures) (7) pour une structure, la crise lui a permis de recruter de nouveaux salariés pour faire face à une augmentation de la demande (1) ne savent pas (8) Inquiétudes pour : les chantiers d'insertion professionnels les levées de fond qui devaient avoir lieux les reports des projets (notamment avec les reports des élections) la durée du confinement Dans ce contexte, que peut selon vous faire l'AFAUP ? Autres idées : Communiquer sur la pertinence de l'AU dans cette répétition générale de crise majeure Communiquer x 10000 sur l'importance de l'AU Faire du lobying auprès des collectivités et des acteurs économiques pour trouver des solutions pour soutenir les acteurs de l'Agriculture Urbaine après le confinement. (lancement d'appels à projets, subventions etc...) Encourager la recherche de foncier pour installer des projets d'agriculture urbaine Intervenir auprès des élus locaux, plus de nouvel des élus depuis le 1er tour des élections Ecrire un plaidoyer pour la souveraineté alimentaire Recenser les débouchés de proximité possibles en termes de vente de légumes. Indiquer aux consommateurs qui sont les agriculteurs urbains près de chez eux et comment les soutenir (achat de produits, messages d'encouragement, apport de main d'oeuvre, don financier) Booster les initiatives d'installation en incitant les porteurs de projet à se former aux métiers de l'aquaponie et de l'hydroponie écologique ! :o) Pouvez-vous décrire une ou plusieurs de vos actions montrant les impacts positifs de l'agriculture urbaine face à la crise ? Arrivez-vous à lister ce que la situation peut avoir de positif pour votre structure ? Les mots les plus cités : PRISE DE CONSCIENCE et RESILIENCE et LOCAL Pour les professionnels Augmentation de l'approvisionnement en circuit-court, de manière très agile... puisque les restaurants ont fermés et le commerce mondial est en stand-by Portage plus important des thématiques autour de l'alimentation locale à travers des actions très concrètes Prise de conscience de la vulnérabilité de notre système alimentaire / non résilience alimentaire Investissements dans des infrastructures liées a la mise en place d'activités agricoles mutualisées sur leur territoire (bergerie, centrale de lavage, conserverie, frigos, stockage, centrale de tri, fromagerie,..) Augmentation du CA avec la vente aux particuliers Certaines épiceries cherchent de nouveaux fournisseurs en légumes pour faire face à la demande, gain de temps pour réfléchir au fonctionnement de fond de notre structure. Pour les particuliers Motivation pour l'auto-production chez les particuliers : ils veulent jardiner ! Cultiver = réduire le stress - besoin de se reconnecter à la nature Le jardin représente pour beaucoup un échappatoire, un vrai bol d'air qui doit impacter positivement l'ambiance dans l'appartement et donc dans l'immeuble Développement des tutos pour transmettre les savoirs auprès des particuliers Renforce les liens dans un quartier. Clef pour la résilience urbaine en cas de choc comme actuellement. Énorme prise de conscience de l'importance du retour aux sources, aux valeurs terriennes, à la Nature. J'espère que les gens vont réaliser à quel point la vie "civilisée", "moderne", est fragile et qu'en cas de vraie crise, on doit revenir aux basiques : manger ! Mise en place d'un blog par une Régie de quartier pour proposer des animations via internet à défaut de pouvoir mettre en place les animations sur le terrain. Solidarité Pour les salariés La crise est un bon test pour mesurer nos capacités de télétravail et souder l'équipe. Entraide entre équipes Penser l'après crise est un chantier colossal, cela arrive plus vite que prévu et trop tôt (on manque d'expérience), mais c'est le moment ou jamais : si des milliards sont investis pour repartir sur l'ancien modèle, ce sera perdu. Notre visibilité auprès de la population générale est accrue par notre offre de "bouquets solidaires" (en soutien à court-terme à notre projet de production en insertion) Conclusion Les professionnels de l'agriculture urbaine restent positifs, ils se portent plutôt bien, même si leurs activités restent très perturbées. Ils sauront répondre à de nombreux besoins, si et seulement si, ils ne jouent pas le rôle de variable d'ajustement dans les mois qui viennent. Plus que jamais, l'agriculture urbaine peut devenir un des maillons pour penser la résilience alimentaire des territoires. Télécharger cet éclairage Pour découvrir d'autres articles proposant des analyses de l'impact de la crise du covid-19 sur les systèmes alimentaires, consultez la rubrique Eclairages
- Éclairage Covid-19 | Psychologie des mangeurs en temps de crise : regards croisés
13 mai 2020 - Propos recueillis et formalisés par Charlène Nicolay, Terralim Deux spécialistes, l’un des systèmes alimentaires et l’autre des comportements, réagissent sur les témoignages de mangeurs durant les premières semaines de la crise sanitaire, les causes des comportements observés, et les perspectives pour l’après-crise. Ce texte n'engage que ses auteurs et pas l'ensemble du collectif qui rédige les bulletins. Gilles Maréchal est consultant et chercheur, économiste spécialiste des circuits courts alimentaires et des stratégies des collectivités locales. Au début de la crise sanitaire, il a initié avec d’autres chercheurs la démarche « Manger au temps du coronavirus » qui consiste à recueillir des témoignages du terrain sur les systèmes alimentaires pendant la crise, qui sont analysés sous forme d’un bulletin thématique, et d’analyses quantitatives et lexicométriques. A l’issue des 2 premières semaines de recueil de témoignages, Gilles est frappé par les récits de confinement qui abordent avant tout les évolutions du régime et des habitudes alimentaires domestiques, les circuits d’approvisionnement et l’auto-examen critique des comportements et des convictions « du temps de la normalité ». Il formule une tentative d’interprétation de ces « itinéraires alimentaires de confinement » sous la forme d’itinéraires types, depuis le point de départ de la « situation d’avant », fidèle à la réalité ou « romancée ». Ils sont résumés sur le schéma suivant, où les flèches désignent un éloignement des pratiques et représentations antérieures : Nicolas Fieulaine est enseignant-chercheur, spécialisé en psychologie sociale appliquée. Depuis le début de la crise, il conseille les acteurs de la santé publique sur les messages d’information et d’incitation des citoyens sur les risques et les comportements. Il accompagne aujourd’hui les acteurs des transports et de l’espace public à préparer le déconfinement, pour éviter les peurs des espaces de promiscuité et le retour à la voiture. L’amplification de pratiques et attitudes alimentaires antérieures Gilles : Des témoignages soulignent que la crise est l’occasion d’approfondir ou d’adopter des pratiques qui viennent consacrer ou matérialiser des tentations. Un consommateur déclare « mettre en œuvre de nouvelles habitudes alimentaires, auxquelles nous pensions depuis plusieurs années ». Ce chemin de renforcement s’exprime dans de nombreux domaines (nous agrégeons ici des données issues de plusieurs sources, pour en résumer l’essence) : J’agrandis mon jardin potager ou j’en démarre un ; Je n’aime pas les GMS[1], c’est l’occasion d’y aller moins qu’avant ; Je voulais tester les effets du jeûne, c’est l’occasion ; Je souhaitais la plus large autonomie, voire autarcie, possible, je la mets en œuvre ; J’achetais presque tout dans mon quartier, aujourd’hui encore plus. La crise semble alors vécue comme une opportunité d’accoucher de désirs latents. « Je reste en pleine cohérence avec l’avant, que je pousse encore plus loin ». Nicolas : L’enjeu dans ces changements c’est le rapport au système de contraintes dans lequel ce changement s’est réalisé. Oui, il y a eu des changements d’habitudes, que ce soit de rythme d’achats ou de type d’achats. Mais dans un système de contrainte, c’est assez facile de changer ses comportements sans pour autant en transformer véritablement le rapport profond, le système de représentation, les croyances… La contrainte étant là, suffit à justifier les changements de comportements. On n’est pas dans un système de dissonance cognitive comme quand nous nous sentons libres d’avoir changé nos comportements et qu’il faut que nous nous les expliquions à nous-mêmes (dans ce cas, ça amène des changements d’attitude). Là, pendant la crise, pour le coup la contrainte est très présente... Comment se projeter un peu plus loin dans le temps pour en faire une opportunité ? Pour constituer des horizons de changement qui soient désirables ? C’est un peu plus compliqué. C’est pour ça que le terme d’ « habitude » me paraît un peu prématuré… Est-ce que ce sont déjà des habitudes ou pas ? Il me semble que ce n’est pas tout-à-fait sûr. Préservation : « on change nos habitudes le moins possible » Gilles : On observe dans les témoignages une argumentation, abondante, autour de « on change nos habitudes le moins possible ». Cet itinéraire va jusqu’à une crispation conservatrice pour certains. En particulier, des personnes âgées ressentent durement le moindre accroc, la moindre fêlure dans leurs habitudes. C’est comme si, face à un présent menaçant et un avenir incertain, les habitudes et convictions précédentes constituent un repère stable. Elles permettent de m’acclimater à la nouvelle situation à moindre coût psychologique, et par exemple de me concentrer sur les questions de santé. D’une certaine façon, il s’agit d’évacuer le caractère problématique de l’alimentation dans le nouveau contexte. Bien entendu, cet itinéraire suppose que les conditions le permettent : des adeptes de l’hypermarché habitant dans une campagne éloignée ont du mal à adopter cet itinéraire, sauf à aller vers le moins différent. Si l’”hyper” n’est plus accessible, je vais au “super”. On lit aussi un grand nombre de « on fait avec ce que l’on a », posture voisine. Le prix psychologique d’un changement assumé étant trop lourd, je réduis la zone d’incertitude, avec une certaine résignation. Nicolas : Oui. Il y a aussi une dimension sociale dans cette crise. Des gens seront déjà tellement inquiets de savoir quoi manger, pressés de remettre leurs enfants à l’école pour qu’ils retrouvent une alimentation meilleure qu’à la maison. Ils ont eu une expérience de l’alimentation, pendant cette période, qui a été une explosion des coûts. C’est ce qui me revient le plus sur le terrain de la précarité. Les frais de repas ont explosé, parce qu’il y a beaucoup d’enfants à la maison, qu’ils ne peuvent pas sortir donc ils ne vont pas manger chez les copains, ils ne piochent pas dans leurs finances personnelles pour aller s’acheter un sandwich… Il y a des jeunes qui ont pris l’habitude de sauter des repas pour ne pas trop piller dans le frigo des parents. Tout cela représente un équilibre fragile, de sobriété contrainte. C’est une expérience qui peut venir en confrontation complète avec des aspirations à un rapport plus réflexif et plus sobre à l’alimentation. Je crains des effets différentiels sociaux encore plus forts qu’avant. C’est pour ça que je prends beaucoup de précautions avec tout ce qui concerne le monde d’après, qui se projette très loin, qui dit « profitons-en pour aller plus loin dans la transition », parce que j’ai peur que ça multiplie par 100 les confrontations qu’on avait avant entre la fin du monde et la fin du mois. Adaptation ou révélation ? Gilles : A la lecture des observations et des expériences de terrain, il est frappant de constater la prégnance de l’adaptation prudente et graduelle des comportements et des habitudes relatives à l’alimentation, de type : Je ne trouve plus de légumes frais, j’utilise des congelés ou je fais mon jardin en priorité ; Il est risqué de circuler, je fais mes courses en grande quantité une fois par semaine ; Même si je ne trouve pas la qualité aussi bonne, je congèle l’essentiel ; Mon lieu d’approvisionnement habituel est trop loin, ou trop fréquenté, je me fournis près de la maison. De nombreux témoignages mentionnent une flexibilité dans les comportements, qui étonne parfois les auteurs eux-mêmes, frappés du caractère indolore des changements de leur comportement, voire de leurs envies. Un consommateur urbain dit : « je vais désormais au supermarché mais je n’en fais pas un monde ». On sent poindre une envie d’exploration chez ces mangeurs, associée à un certain détachement, une certaine relativisation de leurs convictions d’avant : on n’y trouve pas les « militants de choc ». La situation oblige à essayer des nouveaux chemins, qui sont soumis à l’expérience et pourront par la suite être de nouveau empruntés ou seront délaissés, sans remords et sans drame de conscience. Mais les fondements de mes représentations et actes ne sont pas chamboulés : ce sont des actions matérielles qui signent cet itinéraire. Nicolas : L’idée de flexibilité est intéressante. Il se passe quelque chose d’unique : on a une situation qui s’impose à toute une population en même temps, et qui a généré des écarts, une interrogation de ce qu’on faisait jusque là parce que tout à coup on se retrouve un peu décalés par rapport à ce qu’on a l’habitude de faire. Cette expérience de l’écart est ensuite interprétée de manière différente. On sent bien que dans les discours c’est de la construction, on reconstruit de manière narrative, on essaie de trouver un chemin, une histoire, et en se mettant en position d’acteur (de préférence). Il y a assez peu de logiques du type « pensée épisodique », c’est à dire « avant je faisais ceci, puis il y a eu ce moment où j’ai fait cela », et qui ne met pas de lien entre le passé, le présent et le futur, « c’est juste quelque chose qui a été bizarre à un moment donné », avec cette difficulté à le construire dans une narration. C’est le propre des événements trop difficiles, trop en rupture avec nos habitudes. Et ça me paraissait étrangement absent... Mais peut-être parce que c’est trop vide de sens. Est ce qu’il n’y a pas aussi des expériences de ces changements face à la crise qui chercheraient encore leur sens et qui ne seraient pas encore aboutis en termes de sens ? « On a vécu quelque chose de très bizarre, et mentalement on ne sait pas trop se le représenter. » On va avoir besoin de narrations, d’oeuvres culturelles qui nous proposent des mises en récit de ça. Sauf à être forcés, on a du mal à le faire. Nous avons besoin de récits partagés qui offrent des clefs. On se demande toujours : « est-ce que je l’ai vécu de manière normale ? », « est-ce que l’histoire que je vais produire est positive en termes identitaires ? », si elle n’est pas positive « qui rends-je responsable parce que je n’ai pas pu nourrir mes enfants comme je le voulais ou parce qu’on a dû sauter collectivement des repas ? » Gilles : A l’inverse, l’itinéraire le plus frappant relève d’une révélation, « instinctive » ou conscientisée. Des personnes réagissent de façon inattendue, parfois contraire à des pratiques ou des convictions qu’elles croyaient solidement ancrées. Ces témoignages, même s’ils ne sont pas nombreux, sont particulièrement frappants : Des végétariens ou quasi-végétariens se « sentent saisis » par une envie de viande et de gras ; Un carnivore explique que le repas désormais collectif l’a amené à intégrer les exigences d’une végane de la maisonnée ; Une personne décrit, pourtant au début du confinement, son passage à 4 prises d’aliments par jour au lieu des 2 habituelles. De façon comparable au groupe précédent, ces personnes se surprennent, mais de façon bien plus profonde. Les adaptatifs adoptent un comportement stratégique, qui s’exprime dans les actes matériels, dont l’élément de surprise est facilement réversible pour peu que les circonstances changent. Par contre, ceux qui se confrontent à la révélation expriment une grande perturbation qui confine dans certains cas à l’existentiel : moi qui me croyais un doux végétarien, je me découvre horrible “viandard”. Quelle persistance sera donnée à une telle remise en cause ? Il est difficile de présumer si la charge émotionnelle du moment provoque une « perturbation passagère » ou si les comportements vont rester durablement influencés. Nicolas : L’idée de « révélation » est intéressante. C’est dans l’interaction avec le système de contraintes qu’il y a des « bricolages » individuels, où l’on remet du sens, on remet en question l’existant. Mais il y a toujours ce rapport complexe entre un présent suspendu où l’on va mettre en œuvre des pratiques dont on ne sait pas si elles vont être durables ou pas,un passé (ça vient l’infirmer ou le confirmer, le renforcer ou le fragiliser), et un futur : est-ce qu’on se projette dans une continuité, dans quelque chose où l’on va aller plus en avant ? Ou alors dans un retour rapide à ce qu’on identifie comme étant la normale et vers lequel on est très pressé de retourner ? Mais le vécu de la contrainte est important. En étant soumis à des forces externes parfois on ne voit pas l’opportunité d’une transformation positive. L’absence de choix et le fait d’avoir été extrêmement contraint (attribution externe), peuvent avoir comme conséquence le sentiment d’injustice, la colère. Ça peut aller assez loin, surtout si c’est alimenté par des réseaux sociaux. Je suis inquiet du décalage possible pour les perspectives plus transformationnelles. Il y a une absolue nécessité d’arriver à raccorder ces expériences privées de sens, soumises à un ordre, vécues de manière complètement subie, où il est très difficile de se situer comme acteur parce que la situation était vécue de manière négative (on n’a pas envie d’être acteur / responsable d’une situation vécue d’une manière négative). Je me demande quels sont ces récits ? Et surtout comment ça peut être approprié par la diversité des publics qui ont fait face à cette situation ? Polarisation des comportements : quel maintien après la crise ? Gilles : finalement, au vu des deux groupes « extrêmes » de la flèche tracée, on peut proposer qu’on assiste à une « radicalisation binaire » des choix, c’est à dire le cheminement d’un groupe médian « modéré » dans ses habitudes vers des positions plus « radicales ». La crise agirait comme un facteur déclencheur de choix exacerbés. Poussés à leur fins, ces cheminements conduisent à une polarisation potentielle : les survivalistes s’opposent aux collectivistes, les adeptes d’un local exclusif aux clients des supermarchés, les bio au mangeurs de plats préparés. Soit parce que la crise est interprétée comme confirmation des choix antérieurs, soit parce le changement personnel invite à participer à une croisade avec la foi des nouveaux convertis. Cette radicalisation binaire peut s’illustrer par quelques exemples choisis : un coopérateur d’un supermarché coopératif indique qu’au sein de sa coopérative certains disparaissent complètement, par crainte du virus, alors que d’autres au contraire se « surinvestissent » (selon son expression) dans l’action collective, le groupe central de ceux qui remplissent leurs engagements mais sans plus s’est effrité ; des retours signalent une évolution vers un confinement intégral associé à une recherche d’autarcie, bien évidemment dans le monde rural. On peut interpréter ces itinéraires à la lueur des mouvements survivalistes, qui prônent un repli sécuritaire sur le foyer, la famille élargie ou le groupe restreint. Beaucoup, au contraire, cherchent à construire de nouvelles solidarités collectives, à l’échelle de l’immeuble comme d’un petit territoire ; des remontées de « mangeurs moyens » pointent une évolution soit vers la frugalité pour mieux résister à la menace sur l’alimentation, soit au contraire vers des pratiques hédoniques (bons petits plats longuement préparés, apéros virtuels appuyés, consommation de chocolat) ; « par défi » comme l’écrit un contributeur, certains sont restés volontairement éloignés de la course au stockage générée au premier temps du confinement, allant même jusqu’à retarder leurs courses, pendant qu’un autre s’est « étonné lui-même de participer à la panique » ; la course au stockage a révélé deux stratégies différentes. Les uns se sont précipités vers les aliments bon marché et de longue conservation pour maximiser leur capacité de stockage (avec un panier moyen que toutes les contributions présentent comme en forte progression). D’autres au contraire se sont tournés plus que d’habitude vers des produits locaux ou bio, ce que j’interprète comme une extrapolation dans le domaine alimentaire des inquiétudes mises en avant dans le domaine sanitaire : « je suis déjà menacé par le COVID-19, je ne vais pas en rajouter dans mon assiette”. Le dernier point illustre par ailleurs que les évolutions, les itinéraires, ne peuvent être ramenés à des déterminants personnels et coupés de leurs ancrage social. Comment expliquer sinon qu’on a vu des magasins, à proximité l’un de l’autre, être dégarnis soit d’abord en produits premiers prix, soit d’abord en produits bio ? Nicolas : Pour la suite de ces comportements, c’est difficile de faire un pronostic car il y a un moment de retour à la normale, dont le résultat va être complètement déterminé par la capacité des individus à exister dans des propositions de comportement. L’espace visible n’a pas changé du tout, si ce n’est des rayons vides. Mais ça n’est pas devenu une incitation ou une appropriation. Il y a eu un début d’appropriation des rues par l’absence de voitures, mais c’est tout, et encore c’était très peu. Ce qui fait que l’espace public vers lequel on est moins allé, et qu’on pouvait moins utiliser, sera redevenu le même, il va être le même. Gilles : Dans le cas des personnes qui ont amplifié leurs pratiques ou attitudes antérieures, il paraît raisonnable de poser l’hypothèse que les effets de la crise dureront, puisqu’elle aura montré que les pratiques ou les rêves antérieurs sont possibles, mais aussi utiles et civiques. Nicolas : L’environnement a une capacité à nous dicter nos conduites, qu’on le veuille ou non, et à rendre nos conduites plus ou moins faciles à réaliser. Parlons à la fois de l’espace mais aussi des temporalités : les rythmes sociaux, les décalages, un peu plus de temps à certaines heures, un peu plus de disponibilité qui nous a permis de nous connecter… Les temporalités vont revenir à l’état d’origine, elles ne nous laisseront plus du tout les mêmes possibilités. C’est pour ça que je plaide à plein d’endroits pour que l’espace public soit transformé, que la manière dont on se rencontre dans les rues soit différente. La manière dont on circule dans les magasins : j’essaie de pousser, même avec des opérateurs de magasins, l’idée que le zonage pourrait être différent. Le fait de faire circuler à travers tout pour espérer que les gens piochent ici ou là…, ils ont tout intérêt à se projeter vers autre chose. Ce sont des environnements qui sont hyper déterminants. Là je pense qu’il y’a des choses qui peuvent rester : ces rassemblements pour aller acheter chez un producteur qui s’installe de manière inopinée… mais là aussi qui a reposé sur une disponibilité qu’on n’a pas forcément toujours. Je crois qu’il y aura un retour de balancier temporaire : rattrapage d’achats. Il va y avoir une période difficile à pleins de niveaux pour la durabilité, la sobriété. En tous cas ce sera une période très contrastée entre ceux qui auront vécu cette période sous le signe de l’opportunité , et d’autres qui l’ont vécue sous le signe du manque. La question décisive c’est : est-ce que le déconfinement va continuer à suffisamment modifier nos habitudes pour qu’on continue à être dans un système qui est un tout petit peu plus réflexif que d’habitude, qui interroge un peu plus que d’habitude ? Parce qu’on ne peut pas choisir tout-à-fait de la même façon dans les rayons, parce qu’on ne peut pas tout toucher, parce qu’il faut faire vite dans les magasins (là on risque l’effet balancier inverse)… Les critères vont un peu bouger. Il y a là, à la fois une opportunité et un vrai risque, parce que ça va être l’affrontement de forces contraires. On le voit déjà : entre profiter de cette période pour que les gens reviennent au maximum au plaisir de l’achat, au plaisir de la consommation de produits standardisés, etc. (exemple : la communication sur les files d’attentes chez Mc Donalds), ou au contraire profiter de ce moment de déstabilisation pour qu’apparaisse une « offre » (offre de participer, offre de transformer sa pratique de manière collective). Aujourd’hui, même si de nouvelles relations sociales se sont tissées, il est abusif de dire qu’elles sont d’ores et déjà ancrées dans des habitudes. Conclusion Gilles : Nous postulons qu’il est peu probable que ce soient les particularités de la crise du coronavirus qui génèrent ces diversités de positionnements et d’itinéraires. Bien sûr, l’attention accrue aux questions de santé est directement liée à l’origine de la crise, et elles seraient sans doute moindre si l’origine était environnementale. Mais les contributions et récits recueillis invitent à identifier la crise comme un révélateur des comportements, des attentes, des craintes, des envies, dans ce domaine si complexe qu’est l’alimentation. Cela ouvre des perspectives sur le plan heuristique, puisque se mettent à jour des phénomènes profonds qui seraient difficilement observables autrement. Et en conséquence, des enseignements de portée plus générale peuvent, et doivent , être tirés de cette crise, y compris sur le plan des politiques publiques. Nicolas : Remettre en questionnement des éléments du quotidien, c’est une expérience qui ne s’efface pas comme ça. Ce qui allait de soi ne va plus de soi. Et donc il faudra un petit moment pour que ça redevienne comme avant, ou bien que ça constitue effectivement des habitudes. C’est un moment intéressant pour interroger. Parce que tout le monde a eu à se demander, et a eu le temps de se demander pourquoi il faisait les choses d’une certaine façon, alors que c’était devenu complètement ancré et automatique, et installé dans un quotidien non interrogé. C’est important parce que c’est potentiellement une ressource : pour retrouver ces questions qu’on s’est posées ,ce mécanisme méta-cognitif, cette méta-cognition, capacité à réinterroger des réflexes qu’on avait, à dire « attends, pourquoi on ferait comme ça alors qu’on pourrait faire autrement ? ». C’est un muscle ! Ce muscle s’est un peu entraîné pendant le confinement. Comment on joue là-dessus ? Comment on retrouve les effets de cet entraînement dans les futures pratiques alimentaires, pratiques d’achat, etc ? Comment on le réactualise à des moments, autrement qu’en disant « rappelez-vous, en période Covid, on a tous fait différemment » (ce qui réactualiserait un problème dont les gens ont envie de sortir) ? [1]GMS : grandes et moyennes surfaces, soit les supermarchés et hypermarchés. Télécharger cet éclairage Pour découvrir d'autres articles proposant des analyses de l'impact de la crise du covid-19 sur les systèmes alimentaires, consultez la rubrique Eclairages
- Éclairage Covid-19 | Qui veille au grain pour demain ?
L’association Les Greniers d’Abondance qui contribue aux bulletins de partage “Manger au temps du coronavirus” a publié un article visant à détailler l’impact de la pandémie du Covid-19 sur nos systèmes alimentaires. Nous vous proposons ici un résumé de cet article, publié sur le site Medium et disponible en intégralité ici. L’article se propose d’éclairer les mécanismes à l’origine des crises multiples que la pandémie de Covid-19 a initié ou simplement catalysé à court et plus long terme. A la crise sanitaire actuelle succède déjà une crise économique de grande ampleur qui touche le système alimentaire industrialisé et est sur le point d’affecter en profondeur la sécurité alimentaire mondiale sur le long terme. Ce texte n'engage que ses auteurs et pas l'ensemble du collectif qui rédige les bulletins. Les Greniers d’Abondance est une association visant à étudier la vulnérabilité des systèmes alimentaires contemporains face aux bouleversements écologique, climatique et énergétique. Elle se donne pour objectif de sensibiliser les citoyen·ne·s et élu·e·s à cette problématique, de fournir des outils de diagnostic et d’intervention, et enfin de participer à la construction de politiques de résilience territoriale. L’article complet a été rédigé par Félix Lallemand et Arthur Grimonpont (Les Greniers d’Abondance), et a bénéficié des contributions et de la relecture de Benjamin Cuillier, Lan Anh Vu Hong, Arnaud Vens, Cécilia Thibault et Héloïse Grimonpont (Les Greniers d’Abondance), Simon Bridonneau (Triticum), et Anton Deums (Auréso). Le résumé proposé ici a été rédigé par Inès Joffet (Les Greniers d’Abondance), et a bénéficié des contributions et de la relecture de Félix Lallemand, Arthur Grimonpont (Les Greniers d’Abondance) et Anne-Cécile Brit (Les Greniers d’Abondance, FR CIVAM Bretagne). Le système alimentaire mis à l’épreuve C’est tout le système alimentaire qui est touché par l’arrêt brutal de l’économie nationale avec la crise du covid-19. Tous les maillons de la chaîne font face à des difficultés d’approvisionnement, de débouchés, et de manque de main-d’œuvre (Figure 1). Figure 1 : Une représentation simplifiée de notre système alimentaire : la façon dont les sociétés industrielles s’organisent dans le temps et dans l’espace pour produire et consommer leur nourriture. Les effets directs de la crise sanitaire sont listés en rouge aux côtés des maillons concernés. Crédits :Les Greniers d’Abondance, CC. Des tensions sont apparues dès les premiers signes de la crise dans le secteur de l’agrofourniture, tantôt en rupture de stock (razzia sur les semences), tantôt contraint de jeter des marchandises sans débouchés (plants), et dans celui de l’agriculture. La fermeture des frontières a entraîné une chute de la main d’œuvre saisonnière. Un appel à se mobiliser dans les champs a été lancé par la plateforme “Des bras pour ton assiette”. Certains agriculteurs ont commencé à manquer de débouchés pour leurs productions (lait, fruits et légumes). Ils se sont retrouvé en surproduction par rapport à une demande en baisse : leurs clients de la restauration hors domicile ont suspendu leur activité ou les consommateurs privilégient des produits secs. Dans les usines, la main-d’œuvre manque également alors que la demande des ménages pour certains produits transformés a augmenté avec l’entrée en confinement (farine, pâtes). On note en effet un changement de comportement des consommateurs qui se tournent davantage vers des produits de longue conservation pour faire des stocks et achètent plus par à-coups. Les chaînes logistiques (transports, emballages), clé de voûte du système alimentaire, sont bouleversées elles aussi. Des denrées viennent régulièrement à manquer dans les rayons des grandes surfaces. Le risque d’insécurité alimentaire s’accroît pour les foyers les plus pauvres mais on voit se multiplier les démarches de solidarité. La vente directe est revalorisée, même si côté grande distribution, la livraison et le drive sont en vogue. La crise met en évidence certaines vulnérabilités de notre système alimentaire : son fonctionnement en flux tendu, sa dépendance à la main d’oeuvre étrangère et la fragilité économique de certains acteurs. De ce fait, le problème de l’insécurité alimentaire pourrait s’accroître à moyen terme… Le plus dur reste à venir La crise sanitaire pourrait se muer en crise économique de grande ampleur. Les exploitations agricoles déjà fragiles pourraient faire faillite et la précarité alimentaire risque d’augmenter fortement. Les marchés alimentaires mondiaux vont vraisemblablement se gripper : baisse des capacités de production (dépendance aux imports et à la main-d’œuvre étrangère), problèmes de logistique des chaînes d’approvisionnement, fluctuation des prix sur les marchés internationaux. Les consommateurs vont perdre en pouvoir d’achat. Beaucoup voient leurs conditions de revenus menacées par la fermeture partielle ou totale de leur entreprise (8 personnes sur 10 dans le monde), ou par des décisions éventuelles de réduction des salaires voire de licenciements. Ceci risque d’entraîner une explosion de la précarité alimentaire, d’autant plus forte pour les travailleurs informels (comme c’est le cas en Inde). Figure 2: Indice des prix alimentaires et émeutes de la faim dans le monde. Le nombre de victimes directes des émeutes est indiqué entre parenthèses. Source : Lagi et al. (2011). Les pays occidentaux se mettent en mouvement pour garantir un minimum alimentaire à chacun. Des chercheurs britanniques proposent un programme de rationnement tenant compte des besoins nutritionnels de chacun. Aux Etats-Unis, les banques alimentaires travaillent d’arrache-pied et sont déjà submergées à tel point qu’elles ne peuvent pas servir toutes les personnes qui soudainement nécessitent une aide alimentaire. Les agriculteurs sont eux aussi en danger face au choc économique. Les exploitations les plus fragiles risquent de faire faillite, venant accélérer le déclin de la population agricole. Beaucoup sont étroitement intégrées dans un système alimentaire complexe et dépendent de la fourniture d’intrants et d’équipement en amont et des industries agro-alimentaires et de la grande distribution en aval. Ces grandes firmes de l’agro-industrie bénéficient d’un important pouvoir de négociation par rapport à la construction des prix. Les agriculteurs ne récupèrent, en valeur, que 6,5% des achats alimentaires des Français (Figure 3). Figure 3 : Répartition de la valeur ajoutée entre acteurs de la filière, sur cent euros d’achat alimentaire, en France. Source : Les Greniers d’Abondance, d’après FranceAgriMer (2020) Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. L’arbre qui cache la forêt Cette crise inédite ne doit pas nous faire oublier les autres menaces qui pèsent sur notre capacité à nous nourrir. Les conditions nécessaires au fonctionnement du système agro-industriel sont en effet compromises. Il est urgent de transformer notre système alimentaire pour en renforcer la résilience face à ces perturbations. L’offre en pétrole va se contracter au cours des 5 ans à venir. La demande a baissé avec l’entrée en confinement, les prix ont chuté, et les investissements pour l’exploitation de nouveaux gisements ont dû être suspendus. Combiné au déclin géologique de la majorité des puits actuellement en production, cela entraînera un manque de pétrole, un ralentissement des nombreuses activités qui en dépendent et donc de graves difficultés économiques. L’agriculture et l’ensemble du système alimentaire, dépendent des énergies fossiles et ne sont pas préparés à un tel sevrage. Le confinement n’a pas changé le cours des prévisions climatiques. Malgré ses effets positifs (diminution des émissions de gaz à effet de serre, de la pollution, de la consommation énergétique, réapparition de la biodiversité dans certains lieux), cet infléchissement ponctuel n’a presque aucune incidence sur les crises écologiques globales, qui résultent de plusieurs décennies de développement incompatible avec les limites planétaires. Nous devrons faire face à l’augmentation prévue des températures et des événements climatiques extrêmes. L’agriculture est particulièrement vulnérable face aux risques de sécheresses, d’inondations, ou face à la migration des pathogènes et des ravageurs. Le lien entre effondrement de la biodiversité et augmentation des risques sanitaires est particulièrement illustré par la pandémie actuelle. Mais les systèmes agricoles sont aussi menacés par le déclin de la vie sauvage car certaines fonctions essentielles comme la pollinisation, la régulation des pathogènes et des ravageurs, ou le renouvellement de la fertilité des sols se dégradent. La crise actuelle met en évidence la complexité de notre système alimentaire, certaines de ses vulnérabilités, et nous rappelle l’urgence qu’il y a à le transformer en profondeur pour répondre aux crises de demain. Pour découvrir d'autres articles proposant des analyses de l'impact de la crise du covid-19 sur les systèmes alimentaires, consultez la rubrique Eclairages
- Éclairage Covid-19 | Se nourrir au temps du confinement : Le cas de la commune de Plougonvelin (29)
par Pauline Beaumont, École Normale Supérieure, Paris L’épidémie de Covid-19 a eu un lourd impact sur nos habitudes, notamment sur notre alimentation et approvisionnement. Les commerçants et les habitants de la petite commune bretonne de Plougonvelin (Finistère) racontent leur expérience, et ses conséquences sur leurs perceptions de leur environnement. Résultats d’une étude locale, reflétant les implications concrètes des directives nationales sur un système alimentaire urbain, et sur le quotidien et l’état d’esprit de personnes confinées. Pauline Beaumont est élève à l’École Normale Supérieure de Paris. Elle réalise cette étude pour le Centre de formation sur l'environnement et la société (CERES). Ce texte n'engage que son auteur et pas l'ensemble du collectif qui rédige les bulletins. L'épidémie de Covid-19, qui sévit en France depuis le mois de janvier 2020, a entraîné la prise de mesures sanitaires sans précédent. Du 17 mars au 11 mai 2020, la population a été « confinée », c’est-à-dire que tous les déplacements sur le territoire ont été limités, et devaient être justifiés par des motifs professionnels ou personnels impérieux. À cela s’est ajoutée la nécessité de mettre en place des «gestes barrière» hygiéniques et une distanciation sociale stricte, pour éviter que ne se diffuse l’épidémie. Ces mesures ont eu un impact considérable sur le quotidien des Français, mais aussi, de manière générale, sur l’ensemble des échanges inter et intra étatiques — et notamment sur les échanges alimentaires. Tous les continents sont touchés par la maladie, et les réponses politiques, quoique diverses, vont le plus souvent dans le même sens : vers une incitation des citoyens à rester chez eux. Ainsi, quelques grandes tendances ont pu être mises en lumière dans différents pays. Par exemple, la FAO a publié un rapport intitulé Coronavirus. Food Supply Under Strain. What to do ?, où l’on trouve cette remarque : Market witnessed an increase in both staple food and ready-to-eat food that can be stored and also strong increase on e-commerce. In Italy, demand for flour increased by 80%, canned meat by 60%, canned beans by 55%, and tomato sauce by 22%. These trends lead to difficulties to sell produce, loss of perishable produce and loss of income. Also, it witnessed an increase in e-commerce up to five times fold. Closure of farmers’ markets, preventing smallholder farmers to direct sell to consumers, leading to loss of income, loss of perishable produce and accumulation of non-perishable produce. (1) Je la cite in extenso, parce qu’elle souligne un phénomène global, et que les éléments observés se retrouvent en France au même titre que dans les autres pays confinés. Pour paraphraser le titre d’un article du chercheur Nicolas Bricas, paru le 16 mai dans Sciences Avenir : « Le Covid-19 révèle un système alimentaire mondial malade » (2) . Plus encore que le fond de cet article, ce qui nous intéresse ici c’est l’idée que l’épidémie agit comme « révélateur ». Révélateur de quoi ? Révélateur des difficultés liées à l’éclatement de la chaîne de production, certes, mais également des capacités d’adaptation des acteurs et des consommateurs. La demande alimentaire n’étant pas, en théorie, élastique, il est intéressant de regarder comment les systèmes alimentaires se sont organisé pour faire face au bouleversement de leur mode de fonctionnement habituel. Cette étude aurait pu être menée à plusieurs échelles : à l’échelle mondiale, à l’échelle nationale, à l’échelle urbaine, ou même à l’échelle individuelle. Nous avons choisi de nous intéresser à l’échelle d’une ville, petite, pour mener une enquête aussi complète que possible. Ainsi, notre terrain se situe à Plougonvelin, petite commune de Bretagne située dans le département du Finistère, qui compte 4 174 habitants selon le recensement de 2017. Elle se situe aujourd’hui dans un département dit « vert », donc l’un de ceux où la situation est la moins critique selon les données des urgences et des services de réanimation. Pourtant, c’est aussi dans cette petite ville qu’a été diagnostiqué le premier cas de Bretagne, le 27 février 2020 (3). On a pu donc constater une inquiétude plus forte dans les premiers temps, mais aussi un apaisement des esprits au fil des semaines. La commune compte suffisamment de commerces pour que ses habitants puissent, en théorie, ne pas avoir besoin de la quitter pour s’approvisionner. Une petite dizaine d’enseignes a maintenu une activité, même réduite, pendant au moins une partie du confinement : deux boulangeries, une épicerie, un supermarché, un caviste, une crêperie, une biscuiterie, deux restaurants. À cela s’ajoutent deux agriculteurs, qui vendent directement leurs produits aux consommateurs, et un marché dominical. Ces informations étaient toutes relayées par la mairie, dans le bulletin communal hebdomadaire, Les Échos de Plougonvelin (4). Tous ces lieux ont dû adapter leurs pratiques, pour la sécurité des salariés et des clients, mais ils sont parvenus à rester ouverts, garantissant l’approvisionnement alimentaire régulier des habitants de la ville. Cette enquête a été menée via deux moyens essentiellement. Le premier était des entretiens, écrits et oraux, avec les commerçants, et avec la Mairie de Plougonvelin - notamment le Centre Communal d’Action Sociale (CCAS). Le second était deux questionnaires adressés aux habitants de la ville sur les réseaux sociaux, et relayés par l’association loi 1901 Kafé Citoyen (5), qui organise des débats démocratiques au sein de la commune. Le premier questionnaire, envoyé au milieu du confinement, le 8 avril, cherchait à connaître les réactions des habitants à chaud, et a reçu 127 réponses. Le second, envoyé le 16 mai, était davantage un appel à témoignages rétrospectif, et il a reçu 57 réponses. Même s’il est clair qu’il faut traiter les informations collectées avec beaucoup de prudence, les échantillons n’étant pas représentatifs (voir annexe), quelques grandes tendances se dégagent. Celles-ci rejoignent les résultats de l’enquête de plus grande ampleur, « Manger au temps du coronavirus », menée par le Réseau Mixte Technologique Alimentation Locale, réseau d’experts issus de la recherche et de la formation, financé par le Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, dont les résultats sont consultables sur leur site internet (6). Ainsi par exemple, on a pu remarquer des comportements similaires dans plusieurs endroits du territoire, comme la réalisation de stocks au début de la période et la préparation de plats plus élaborés qu’à l’habitude ; ou des réactions psychologiques (la peur, la démarche réflexive sur son alimentation). Il s’agit donc d’identifier des tendances, pour dégager des dynamiques, en se demandant comment les comportements en temps de crise pourraient donner lieu à une réflexion, voire à une réorganisation des systèmes alimentaires à l’avenir. Pour comprendre comment la commune de Plougonvelin s’est organisée face à l’épidémie de Covid-19, il faut commencer par rendre compte des mesures mises en place par les commerçants (producteurs, distributeurs et restaurateurs). Dans un second temps, on étudiera, en s’appuyant sur les réponses apportées aux questionnaires, les comportements des habitants plougonvelinois. De façon générale, on note une volonté de continuer à vivre en conservant au maximum ses habitudes. Pourtant, beaucoup font aussi état d’une réflexion aboutissant sur une remise en cause de leurs modes de vie, et d’un réel désir de changement. C’est heureux, car pour citer le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour, invité sur la Matinale de France Inter le 3 avril dernier : « Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour changer, c’est gâcher une crise » (7). La nécessaire adaptation des commerçants L’annonce du confinement a dans un premier temps plongé les commerçants dans une profonde incertitude quant aux modalités d’ouverture. Tous ont donc commencé par liquider leurs stocks de produits périssables, grâce à des promotions, ou bien de façon non marchande, en faisant des dons à des associations caritatives. Par la suite, une fois les modalités du confinement précisées, il a fallu composer avec les règlements et les désirs des salariés, pour apporter une réponse satisfaisante. Pour les producteurs, l’activité continue Pour la boulangerie Laot, la question de fermer les portes ne s’est jamais vraiment posée. Mélanie Laot, la patronne, l’énonce simplement : « Le confinement a commencé un mardi midi. On est restés ouverts toute la journée ». Elle ajoute que les mesures sanitaires n’ont pas été difficiles à imposer, dans un secteur où les normes d’hygiène sont strictes, et où les cuisines étaient donc déjà équipées en blouses, masques et gants. Les seules évolutions notables ont été l’installation de vitres en plexiglas pour protéger les vendeurs, et la mise en place d’un service de livraison pour éviter que les habitants plus vulnérables ne se rendent à la boutique. Le chiffre d’affaires n’a pas été très différent de celui des années précédentes, même si les ventes globales ont baissé de 31,33% — signe que les clients ont préféré espacer leurs visites pour limiter le risque de contagion (8). La boulangerie est donc restée à Plougonvelin un lieu jugé nécessaire par ses habitants. Selon un meunier, fournisseur de la boulangerie Laot, les boulangeries de villages et de villes ont dans l’ensemble mieux tenu dans le confinement que les boulangeries des zones commerciales, parce qu’elles sont des lieux familiers et de sociabilité. La commune de Plougonvelin compte quelques autres activités de pure production, notamment de fruits et de légumes. Ainsi, Nicolas Magueur, propriétaire du Potager de Saint Mathieu, et producteur de légumes certifiés agriculture biologique, a fait le choix de se concentrer sur les paniers de légumes qu’il propose en partenariat avec l’AMAP Penn Ar Bed. Cela a suffi pour lui permettre d’écouler ses stocks chaque semaine, et de se concentrer sur sa propre production, comme la saison est une période relativement creuse. Il a arrêté temporairement le système d’achat-revente avec des grossistes et a mis sa salariée, chargée habituellement de la vente (directe et sur les marchés), au chômage partiel. Sa seule inquiétude est que ses clients aient changé d’habitude au moment de son retour sur les marchés, et décident d’aller se fournir chez d’autres producteurs. Mais pour lui, « en pesant le pour et le contre », il semblait préférable de ne pas prendre le risque de contamination en restant sur les marchés. La fermeture des écoles a été problématique, en raison de son contrat avec les cantines scolaires ; mais il est parvenu à écouler son stock dans les paniers de l’AMAP. Un autre producteur de légumes de la commune, Ty Gwen Légumes, a souffert également de la fermeture de l’un de ses débouchés : le restaurant de la Pointe Saint Mathieu, qui lui permet normalement de réaliser 50 % de son chiffre d’affaires, avec ses 150 couverts quotidiens. Pourtant, cette perte importante a été compensée par une augmentation forte du nombre de clients en vente directe en plein air, qui ont choisi de privilégier une agriculture locale au temps du confinement. Ce point sera détaillé plus bas. L’activité de vente a donc dû être modifiée, voire a été arrêtée, dans certains secteurs. Pour ceux qui cumulent activité de production, activité de vente directe et activité d’achat-revente, comme La Ferme de Penzer, située dans la commune voisine du Conquet, il a aussi fallu changer de mode de fonctionnement. Ainsi, elle a fermé ses activités de vente directe, sans pour autant cesser de vendre ses produits. Elle a mis à profit sa double activité de revendeur et de producteur, pour mettre en place dès la première semaine un système de paniers, à récupérer en drive tous les week-ends, à un horaire précis, afin d’éviter une trop grande affluence. Dans ce panier, on pouvait trouver différents produits, de la ferme (légumes de saison, fruits), ou de producteurs locaux (œufs, rillettes de canard...). Un partenariat a également été mis en place avec la crêperie La Crêpe Dantel’. Si toutes les activités de vente ont été impactées par l’épidémie du Covid-19, les commerçants revendant directement leur propre production sont ceux qui en ont le moins souffert. Il faut également souligner que la mairie s’est battue pour que le marché de la ville, limité à l’alimentaire, obtienne l’autorisation d’ouvrir. Au départ, seuls les producteurs locaux étaient autorisés, mais le préfet a finalement accepté que les ambulants soient présents. Six commerçants étaient donc là tous les dimanches — contre normalement dix en cette saison. Très peu fréquenté les premières semaines, sans doute en raison de la crainte des habitants, il l’a été de plus en plus chaque dimanche tout au long du confinement. Le dernier week-end a été marqué par une grande affluence, et parfois par un oubli assez manifeste des gestes-barrières. Ainsi le fromager faisait-il goûter les fromages sans trop de ménagement aux clients qui attendaient dans la file... Entre clients et commerçants, les « gestes barrière » La Biscuiterie de la Pointe Saint Mathieu propose une double activité de confection de biscuits et autres spécialités locales, et de revente de produits locaux (confitures, thés, cafés, souvenirs). Ce commerce proposant essentiellement des produits « non essentiels », sa fréquentation a considérablement diminué, de 2 000 clients par mois à une petite centaine cette année. L’équipe a dû geler les embauches coutumières d’avril (deux saisonniers), et a arrêté de passer des commandes auprès de leurs fournisseurs, pour se concentrer sur l’activité de production (gâteaux bretons, kouign-amanns). La mise en place assez tardive d’un système de livraison dans la commune et les alentours n’a pas rencontré de « réelle demande ». Par ailleurs, la faible affluence en boutique (« rarement plus de deux personnes à la fois ») a permis de respecter les normes de sécurité assez facilement. Mais pour d’autres, la question de la sécurité a été plus ardue, et c’est le cas notamment dans la grande distribution. La commune compte un assez grand Intermarché, très utile à ses habitants — 91,3% des sondés ont affirmé s’y rendre au moins ponctuellement. Frédéric Vallet, directeur commercial, insiste sur ce point : il ne pouvait pas fermer ses portes, car « tout le monde a immédiatement compris la nécessité d’un commerce alimentaire ». Sa priorité a été de mettre en place des mesures d’hygiène, avec vitres en plexiglas, masques, et gel hydro-alcoolique pour protéger — et rassurer — les salariés. Il a pensé, un temps, à réserver l’accès du supermarché aux personnes âgées le matin, pour limiter l’affluence ; mais a renoncé, préférant inviter les gens à échelonner davantage leurs passages sur la journée entière. Malgré des difficultés pour se fournir en denrées « basiques » (notamment la farine), les prix de 10 000 produits ont été bloqués, et les pénuries redoutées au début du confinement ont pu être évitées. Le nombre de clients sur la période a diminué par rapport aux années précédentes, mais le panier moyen a augmenté, signe là aussi que les gens cherchaient à espacer au maximum leurs visites. Il convient aussi d’évoquer la petite épicerie, Le RDV des Quatre Saisons, spécialisée dans les produits bio et locaux, et arrivée relativement récemment dans la commune. Elle aussi a constaté une augmentation globale du nombre de clients (24,4% des sondés ont dit s’y rendre), mais elle a donné assez peu de précisions sur sa situation. On peut néanmoins rapprocher son cas d’un témoignage rapporté dans l’étude « Manger au temps du Covid- 19 », déjà évoquée. S’agissant d’une épicerie récemment ouverte dans un village de 500 habitants en Bretagne, on trouve ce commentaire : Nous nous sommes posé la question (pas très longtemps) si nous restions ouverts mais il allait de soi que l'épicerie était "utile" à maintenir. C'est typiquement ce genre de lieux qui sont pour nous indispensables en temps de crise comme celle-là [...] en tant "qu'indicateur de santé mentale" du village : depuis 9 mois, nous avons développé une relation de confiance et d'interconnaissance avec les habitants et dans ce contexte anxiogène, ils aiment à venir chez nous pour faire leurs courses tranquillement, avoir quelqu’un à l'écoute, pouvoir se confier si besoin, croiser d'autres habitants et prendre des nouvelles, rester dans la vie active du village. C’est un témoignage important, car il insiste sur la dimension sociale (et psychologique) des commerces. Rester ouverts, malgré les difficultés que cela comporte, c’est aussi maintenir un lien avec les habitants, et les rassurer. L’épicerie constituait une alternative « à taille humaine » à l’Intermarché, et à ce titre, il était utile qu’elle reste ouverte. Ce sentiment est d’ailleurs également décrit dans les questionnaires envoyés aux habitants. Ainsi, une femme confinée écrit : « Distanciation sociale est de toute évidence un lourd impact dans la relation humaine, éloignement social !!!. D’autant plus ressentie [sic] pour ma part en supermarché soit absence de chaleur, de sourires et même d’échanges verbales [sic] ». Elle conclut d’ailleurs qu’après le confinement, elle gardera pour habitude de privilégier et de soutenir « les produits locaux, de proximité ». Enfin, le type de commerce alimentaire dont l’activité a été la plus impactée par le confinement est bien sûr les restaurants, qui n’ont toujours pas obtenu l’autorisation d’ouvrir à l’heure où nous écrivons ces lignes. La commune de Plougonvelin en compte trois qui ont fait le choix de maintenir une activité : une pizzeria, un foodtruck et une crêperie. Tous ont dû s’adapter, avec plus ou moins de succès, et sont parvenus à changer leurs habitudes pour se conformer aux exigences de lutte contre l’épidémie. La pizzeria Ti Mad Eo, qui propose également quelques plats cuisinés, et la crêperie La Crêpe Dantel’ n’ont plus proposé que de la vente à emporter et de la livraison, sur des plages horaires étendues. Le foodtruck Le Ptit Breizh n’a pas eu à réinventer fondamentalement son mode de restauration. Il est d’ailleurs celui qui s’est sorti le mieux de la crise, et il raconte même avoir vu plus de clients qu’à l’habitude : « Pas de concurrence directe au niveau de l’emporté, tous les restaurants autour étaient fermés, donc les gens étaient contents. » Les perturbations de la chaîne de commande Mais pour les restaurants, le vrai problème a été celui des fournisseurs. Si la crêperie dit n’avoir rencontré aucune difficulté de cet ordre, ne se fournissant qu’auprès de producteurs locaux, les deux autres enseignes racontent avoir dû résoudre des problèmes sur la chaîne de commande. Ainsi, le patron du restaurant et pizzeria Ti Mad Eo nous parle des nombreux manquements, et de ses journées passées au téléphone pour joindre les fournisseurs. Le jambon blanc et le fromage sont les produits les plus durs à trouver : les usines tournent au ralenti, les grossistes ont du mal à se ravitailler et les prix flambent. Il faut s’adapter en trouvant des producteurs locaux, et en créant de nouveaux contacts. Même problème pour le foodtruck Le Ptit Breizh : comme la restauration classique est à l’arrêt, il est souvent compliqué de trouver des fournisseurs prêts à livrer un restaurant seul. Chez Métro, les rayons sont vides, surtout au rayon frais. Les deux mettent cependant un point d’honneur à bloquer les prix, pour ne pas que les clients ressentent ces difficultés. La question des fournisseurs s’est aussi posée avec acuité à l’Intermarché, raconte Frédéric Vallet, notamment pour la farine. La crainte d’une pénurie de farine, une tendance nationale, est bien étudiée dans le deuxième rapport de l’étude « Manger au temps du Covid-19 », et rapportée dans de nombreux articles et reportages sur le confinement. Frédéric Vallet raconte que pendant un temps, il a même pensé à limiter le nombre de paquets de farine par personne et par jour — l’idée a été abandonnée, de peur que les gens ne reviennent quotidiennement. Un accord a finalement été signé avec une meulerie bretonne, qui ne livrait habituellement que les artisans boulangers. Même les paquets de 10 kg de farine sont achetés dans la journée de leur mise en rayon. Enfin, à la Cave de Kéruzas, cave à vin de la commune dirigée par Laurent Perschaud, les relations avec les fournisseurs ont dû être adaptées. Certains ont fermé dès le début du confinement, et n’ont pas rouvert ensuite. D’autres ont arrêté la livraison, notamment en raison du manque de salariés (recours au chômage partiel), ou de la fermeture de nombreux commerces. Avec ceux-là, il a fallu être «un peu débrouillard». Des livraisons s’improvisaient par exemple dans des parkings à l’air libre à Brest, à 20 kilomètres de Plougonvelin, dans le respect des normes de sécurité. Il était donc nécessaire de se réinventer, dans les comportements individuels comme dans les activités professionnelles, et ce à tous les niveaux de la chaîne de production et de commercialisation. Mais l’adaptation empirique des commerçants n’est pas la seule conséquence des dispositions légales et sanitaires mises en place pour endiguer l’épidémie. C’est aussi chez les clients, et chez les citoyens, qu’il faut chercher à dégager de grandes tendances, pour prendre la mesure du phénomène. S’adapter à un bouleversement profond des habitudes Ambiance générale : peur et incertitude La première tendance qu’on a pu remarquer chez les habitants de la ville, notée également par les commerçants chez leurs clients, est la peur, ancrée dans une grande incertitude. Celle-ci s’exprime de plusieurs manières : la peur de l’autre dans les commerces, la peur de sortir, la peur du manque, aussi. À la Cave de Kéruzas, le caviste raconte une dispute qui a éclaté lorsqu’un client en a accusé un autre de ne pas respecter les distances de sécurité. De même, le restaurant Le Ptit Breizh rapporte que de nombreuses personnes ont appelé, pour s’assurer que les vendeurs seraient équipés en masques et en gel hydro-alcoolique. Comme dans beaucoup d’autres endroits en France, la première réaction chez les consommateurs a été de faire des stocks. La première semaine, raconte Frédéric Vallet, les gens se ruaient vers les produits non corruptibles : les pommes de terre, les légumes surgelés, ou les pâtes. Certains tickets étaient alors très élevés, pouvant atteindre 500 € ou 600 €. Par la suite, dans une deuxième vague, ce sont les paquets de farine qui ont été pris d’assaut, notamment en raison de la recrudescence de la préparation de gâteaux et de pain à la maison. « Les ménages veulent limiter leurs sorties et réduire la fréquence d'achats extérieurs, y compris en boulangerie », analyse Stéphane Dahmani, chef économiste à l’Ania (Association nationale des industries agroalimentaires), dans un reportage pour France 3 – Régions (9). On a constaté à la même période une désaffection des boulangeries artisanales, notée dans le deuxième rapport de l’étude « Manger au temps du Covid-19 ». Cette tendance est reflétée par un tweet du ministre de l’économie Bruno Le Maire le 1er avril, se voulant rassurant au sujet des boulangeries : « Les boulangeries restent ouvertes pendant le confinement. J’invite tous les Français à acheter leur pain en boulangerie. La profession est fortement sensibilisée aux règles d’hygiène. Le pain est cuit à haute température, ce qui élimine le #Covid19 ». Autre conséquence de ce climat de peur : le recours massif à la livraison et au drive. Le magazine Libre Service Actualités (LSA), hebdomadaire analysant les tendances du commerce et de la consommation en France, en fait le constat dans son numéro du 20 mars : « Entre le 9 et le 15 mars, les ventes de drive ont augmenté de 61 % et l'e-commerce de 90 %. » Les trois premières semaines, « c’était de la folie », confirme Frédéric Vallet : les commandes en drive ont doublé. À tel point que certains habitants évitent le drive, car l’affluence en fait un lieu plus risqué que l’Intermarché lui-même, et que les produits manquent souvent. La fréquentation a baissé ensuite, pour se stabiliser à environ 30 % de plus qu’à l’habitude. Le témoignage d’une consommatrice rend compte de cette évolution : Au tout début, j'étais inquiète de devoir aller faire les courses et j'ai fait du drive. Mais finalement, je suis retournée dans le magasin en faisant très attention ». Selon une autre : « Je me suis mise au drive (pour la 1ère fois), mais du fait de la pénurie de certains produits, j'ai finalement continué à me rendre à l'intérieur du supermarché. Les restaurants font aussi le constat de cette inquiétude vis-à-vis des modes d’approvisionnement. Ainsi, le patron de Ti Mad Eo, le restaurant-pizzeria de la ville, reconnaît que les trois premières semaines ont été les plus complexes, comme les clients n’osaient pas venir jusqu’à son enseigne, même pour de la vente à emporter. Cette inquiétude s’est cependant dissipée à partir du mois d’avril. Mais la crainte, c’est aussi la peur des pénuries. Beaucoup de personnes notent le manque de produits de base au supermarché, comme les œufs, la crème, le beurre, le pain de mie, et évidemment la farine. Il arrive aussi que les produits habituels manquent : il faut alors se tourner vers des produits différents, sans que cela n’induise nécessairement de grands changements dans l’alimentation, si ce n’est parfois une augmentation du montant dépensé. Mais comme l’affirme une habitante : « “adaptation” est le nouveau mot in de la ménagère aujourd’hui ». Les pénuries sont plus fréquentes au début du confinement : selon Frédéric Vallet, il a fallu du temps pour que la chaîne de commande se réorganise. Un autre sondé en tire pourtant une conclusion plus pessimiste, et se dit « inquiet sur la connerie humaine qui a permis de vider certains rayons avant le confinement, alors que deux jours après c'est redevenu "normal" ». Pour se rassurer : conserver ses habitudes Il faut souligner que beaucoup des personnes interrogées disent que leur alimentation n’a pas changé pendant le confinement. Selon l’enquête «Covid-19 et systèmes alimentaires » (rapport 2), « pour les uns, le maintien de certaines habitudes alimentaires permet de garder des repères et contribue à la réassurance ». Ainsi, la tendance la plus représentée dans le premier questionnaire est « Je m’efforce de garder une régularité dans mes repas (horaires stables, repas sains) », choisie par 66 % des sondés. De même, dans le second questionnaire, 60 % des sondés déclarent qu’ils ont conservé au maximum leurs habitudes alimentaires. Souvent, c’est d’abord un changement quantitatif qui prime, et non un changement qualitatif. Ainsi cette femme, entrepreneuse, confinée seule avec plusieurs enfants, souligne que « le fait d’être tous présents augmente le nombre de repas et les quantités » – sans que cela change fondamentalement leurs habitudes, car elle s’est surtout efforcée surtout de maintenir une alimentation variée et équilibrée. De même, un père de famille confiné avec sa partenaire et leurs trois enfants, déclare : « Du fait que toute la famille soit à la maison, nous avons effectivement passé plus de temps en cuisine, sans changer nos habitudes de cuisiner "maison" ». Parfois pourtant, le changement de domicile induit un changement de régime, qui peut être désagréable, comme pour cette sondée, qui a souffert d’un « changement de régime alimentaire car retour dans ma famille. Beaucoup plus de viande (à chaque repas) et de matières grasses. Moins de légumes. » La question peut être plus compliquée, lorsque la personne confinée suit un régime spécial, et ne parvient pas à trouver les produits aussi facilement que d’habitude. C’est ce qu’on retrouve dans le témoignage d’une femme retraitée vegan. Ainsi, comme elle l’explique : « J’ai tout fait moi-même : pain sans gluten, lait soja, tofu, laits végétaux, yaourts végétaux, fromage soja à base de yaourts, gâteaux... il faut dire que je suis Vegan et que c’est difficile de trouver ces produits au supermarché de Plougonvelin ! ». Ce n’est pas radicalement nouveau pour elle, précise-t-elle : elle cuisinait déjà beaucoup, notamment à partir de produits de son propre potager. Pour autant, elle reconnaît en conclusion que son confinement a été douloureux : « J’ai très mal vécu ce sentiment d’être prisonnière et infantilisée ». Cette volonté de changer le moins possible ses habitudes alimentaires est présente chez des parents, qui veulent maintenir une alimentation saine pour leurs enfants ; mais aussi chez les personnes âgées. Ainsi, Christine Calvez, adjointe aux affaires sociales et vice- présidente du Centre Communal d’Action Sociale (CCAS) de Plougonvelin, s’est déplacée pour aider les personnes vulnérables à faire leurs courses, et elle raconte des anecdotes savoureuses. Elle évoque par exemple ce couple, de 95 et 98 ans, qui lui commandait spécialement « pour trente et quelques euros de brioches » de la boulangerie du Conquet, tous les mardis. Même chose avec le vin : « Quand il n’y avait pas la bonne marque, ils râlaient ! ». Ou encore cet homme qui commandait tous les dimanches des huitres du marché ; qui a aussi demandé une bouteille de whisky, son « petit plaisir »... Pour se réconforter : l’envie de « se faire plaisir » Car dans cette période d’incertitude, le besoin de se « faire plaisir » se fait sentir. C’est vrai avec l’alcool : Laurent Perschaud, le caviste, insiste sur ce point : « J’ai jamais vu autant de clients au mois d’avril ». Il précise : « C’était la fête du cubi », notamment le cubi de rosé, et ça « c’était une tendance nationale ». Selon lui, c’est parce que les gens, confinés chez eux, ne s’embarrassant pas du standing des bouteilles en verre, boivent avant tout pour leur plaisir, mais dans des quantités plus abondantes qu’à l’accoutumée. Même discours au sein de la Biscuiterie de la Pointe Saint Mathieu : « Nous vendons principalement des biscuits et de la bière locale ». Marielle, la responsable magasin, précise : « En plus de tous nos biscuits, nous vendons de très nombreux produits d'épicerie (soupes, terrines, sardines, thés, cafés, farine...) dont les clients locaux raffolent... On se doit d'être présent pour nos clients fidèles. » Donc des produits familiers, et des produits-plaisir, qui sont importants aussi dans un moment compliqué, pour compléter les plats préparés chez soi. À la pizzeria Ti Mad Eo, comme à la boulangerie Laot, les observations concordent : les gens se font livrer de la nourriture plus fréquemment que d’habitude, car les plats de traiteurs garantissent une alternative reposante et variée à la cuisine maison quotidienne. La tendance au grignotage, par ailleurs, est inexorable selon nombreux témoignages. 21 % des sondés au début du confinement reconnaissent une tendance à la « nourriture réconfort ». Même lorsqu’on trouve aussi une volonté de conserver une alimentation saine, les craquages sont plus fréquents. « Nous (les parents) nous sommes laissés aller à plus de grignotage en soirée (chocolats, biscuits...) » reconnaît un père de famille. Même remarque chez cette salariée en télétravail, confinée avec son compagnon et un enfant en bas-âge, qui dit s’efforcer de conserver ses habitudes, mais reconnaît consommer plus de gâteaux industriels. Ou encore chez cette étudiante confinée avec ses parents : « Je ne mangeais plus trop de sucre [avant le confinement], j’ai recommencé car trop angoissée ». Et chez cet homme, retraité, pour qui rien n’a changé durant le confinement «hormis une surconsommation de crêpes et gâteaux maison ». Vers un nouveau mode de vie ? Repenser son alimentation : faire la cuisine Mais même si beaucoup affirment avoir changé leurs habitudes le moins possible, il est certain que le temps passé chez soi encourage à faire davantage de cuisine. C’est le cas de 51,6 % des sondés, qui affirment qu’ils « cuisinent davantage et tentent de nouvelles recettes ». Une tendance bien notée par Frédéric Vallet, qui souligne que les plats cuisinés (les sandwiches, les raviolis en conserve) ne se vendaient plus du tout, alors que la consommation de produits de base avait beaucoup augmenté. Même constat à la boulangerie Laot : la vente de pâtisserie a beaucoup baissé, et les sandwiches, le plus souvent achetés par des ouvriers, ne se vendaient quasiment plus. Et en effet, la période apparaît comme le moment parfait pour se lancer des « défis culinaires », et faire des expérimentations. Une étudiante chez ses parents rapporte ainsi avoir fait « beaucoup plus de plats qui sont longs à la préparation, confection de pain, gâteaux, brioche ». Deux Parisiens confinés en Bretagne ont aussi décidé de se lancer dans des recettes nouvelles et sophistiquées, comme la confection intégrale de délicieuses ramen pour l’un ; ou la préparation de pains au chocolat pour l’autre. De même une femme, retraitée, évoque des « confections de 4 heures. Comme des cakes, des gâteaux variés, des petits gâteaux, des petits fours, des tartes, des biscuits crème au beurre, crèmes pâtissières, flans... Également en salé confection de raviolis, de pâtes, de nouilles, des spaetzles, des fleurons, des bouchées à la reine, des friands... bref de la cuisine plus longue et beaucoup de plats plaisirs chronophages et antidépresseurs !!!! ». Autre exemple encore chez cet homme, confiné avec sa partenaire et un enfant, qui témoigne de ses expériences : « je ne cuisine habituellement que des entrées et plats, je me suis essayé à la pâtisserie : far, tarte aux pommes, milkshake ». Et bien sûr, une tendance nationale : la préparation de pain, plus ou moins réussie. C’est un des aspects notés dans l’étude « Manger au temps du Covid-19 » : « Outre son aspect symbolique et le fait que son achat quotidien multiplie les sorties, le pain est une opportunité d’échange, singulièrement par le levain ». Selon un témoignage d’un Breton dans cette même étude : « nous avons décidé avec mes fils (par Skype) de faire chacun notre levain. J'avais toujours pensé que c'était compliqué et puis finalement avec le confinement... Nous avons diffusé à des ami(e)s et nous avons tous décidé d'essayer et de nous donner des nouvelles de notre levain ». Le pain remplit donc une fonction symbolique et sociale forte. Néanmoins, si certains comptent garder cette habitude après le confinement, d’autres sont plus sceptiques : « le pain de la boulangerie était quand même meilleur », reconnaît une habitante. D’ailleurs, la boulangerie Laot remarque une nette augmentation des ventes de pain par rapport aux années précédentes, sur toute la période. On parle aussi beaucoup de faire pousser ses propres légumes. Certains le faisaient déjà avant le confinement ; mais c’est un élément sur lequel on veut insister. Ainsi, un foyer fait état d’un « projet d'agrandir le potager car actuellement nous avons seulement un potager d'herbes aromatiques ». Une femme, interrogée sur les effets durables qu’aura eu confinement, atteste aussi de sa volonté de : « Faire mon propre potager et faire beaucoup plus de choses maison ». Une fois encore, se reflète ici une tendance nationale. Ainsi le site internet Agrosemens, qui permet de commander des semences issues de l’agriculture biologique, a-t-il annoncé dès le 17 mars la fermeture de sa plateforme de e-commerce, avec ce message : « Face à l’explosion du nombre de commandes depuis 24 heures nous avons pris la décision de désactiver, ce lundi 16 mars à 14h00, nos sites marchands (e- commerce) dans le but de pouvoir vous servir au mieux. Dans cette période de recentrage nous tenons plus que jamais à être fidèle à notre parole et à nos engagements. » Repenser son approvisionnement : vers du bio et du local Un autre point essentiel, c’est une volonté largement accrue de privilégier les produits issus de l’agriculture biologique, et plus encore des circuits courts. Ainsi, chez Ty- Gwen Légumes, les ventes directes à la ferme ont augmenté de 30 %, car, selon le producteur, « les gens ont peur d’aller au supermarché », et sont rassurés par l’idée d’une vente en plein air. Au Potager de Saint Mathieu, c’est aussi comme cela qu’on explique l’afflux de nouveaux clients : « Dans les grandes surfaces, les gens n’ont pas envie de tripoter les fruits et les légumes». C’est un constat qu’on retrouve largement chez les consommateurs, comme le note l’étude «Manger au temps du Covid-19»:«le local, souvent associé à la qualité et à la confiance, fait partie des préoccupations ». C’est aussi un moyen d’éviter le risque de pénuries, car si l’Intermarché est susceptible de manquer d’œufs ou de lait, l’éleveur paraît un choix plus sûr et responsable. De plus, privilégier les circuits (très) courts est parfois nécessaire pour limiter au maximum les déplacements. 20 % des répondants disent ainsi s’être tournés vers une alimentation plus « durable » ; et 48 % ont évité d’aller au supermarché, pour leur préférer les producteurs locaux et les petits commerces. Pourtant, il faut relativiser : on l’a déjà souligné, 91,3 % des sondés ont affirmé se rendre, au moins ponctuellement, à l’Intermarché. Le confinement a également poussé de nombreux foyers à chercher et à échanger avec des producteurs directement. Un couple rapporte ainsi avoir fait le choix d’une cuisine plus « élaborée » et « réalisée avec des producteurs locaux (légumes à la ferme, poissons “au cul du bateau“, viande de boucherie locale) ». Un autre s’enthousiasme : « depuis le confinement on a rencontré et adopté des produits d'autres producteurs locaux. On échange même maintenant par sms avec eux ! Ça nous conforte dans cette voie. » Et il ajoute : « Nous avons découvert et sympathisé avec de nouveaux producteurs locaux et réalisons avec encore plus de force l'importance du tissu local pour la résilience. » Selon l’étude « Manger au temps du Covid-19 », on trouve aussi des consommateurs qui, privés de marché, se promettent de prendre contact avec les producteurs, afin de garantir des échanges directs avec eux, dans l’éventualité d’une prochaine crise : « Je n'ai pas leur contact direct je ne peux pas les joindre directement pour me ravitailler et les soutenir. C'est ma note pour le futur, avoir tous les contacts des producteurs et pas seulement connaître leurs emplacements de marchés », dit ainsi une habitante de Rennes. Ces « bonnes habitudes » résisteront-elles à l’épreuve du retour à la vie « normale » ? Beaucoup affichent leur bonne volonté à ce sujet : « Mon approvisionnement après confinement n’obéira plus au diktat de la grande industrie. Je suis convaincue qu’il faut revenir à des circuits courts des achats simples proche de chez nous. » déclare une habitante. D’autres en revanche, et notamment des commerçants, sont plus sceptiques. Ainsi, chez Ty- Gwen Légumes, on se refuse à se réjouir trop rapidement : oui, les clients prétendent vouloir désormais privilégier le local, mais « entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font... ». Même commentaire chez Le Ptit Breizh, où l’on dit espérer un changement dans les mentalités, mais où on reconnaît avoir des doutes, quand on voit les files devant les McDonalds qui ont commencé à se former dès la réouverture. Repenser son environnement : l'apparition de solidarités nouvelles La conséquence logique du confinement a été un rapprochement, contraint, des membres au sein de la cellule familiale. Pour la plupart, cette cohabitation forcée n’a pas posé problème : ainsi, 85,2 % des sondés ont trouvé que les repas en famille étaient des moments agréables ; tandis que seuls 1,9 % les qualifient d’anxiogènes. Par ailleurs, 11,1 % notent une nouvelle répartition des tâches, non seulement au sein du couple, mais aussi entre les parents et les enfants, à qui on apprend à cuisiner : « les enfants ayant appris à faire quelques plats, chacun aidera selon ses capacités » note une mère de famille, optimiste pour l’avenir. Hors de la cellule familiale, le confinement est aussi un créateur de lien social .Le troisième rapport « Manger pendant le Covid-19 » le soulignait déjà : Les attitudes de solidarité autour de l’alimentation (regroupement des courses entre voisins, aide aux personnes âgées, commandes groupées aux agriculteurs locaux), exprimées dans la proximité du village ou du quartier, se confirment comme une caractéristique forte de cette période de confinement. C’est aussi le constat optimiste que fait Christine Calvez, du CCAS, qui coordonne des actions de solidarité au sein de la commune. La Mairie a ainsi mis en place un numéro d’urgence, et appelé chaque semaine toutes les personnes de plus de 75 ans résidant dans la commune, pour s’assurer qu’ils n’avaient besoin de rien. Plus intéressant pour nous : ils ont proposé la prise en charge de courses pour les personnes âgées ou dépendantes. Une équipe de huit bénévoles est ainsi allée faire les courses pour quarante foyers plougonvelinois. Mais cette solidarité institutionnelle est très largement relayée par une solidarité citoyenne et spontanée. « Entre voisins, ils se sont beaucoup aidés. Dans les lotissements, quand une personne allait acheter le pain, il achetait pour cinq ou six personnes autour de lui » rapporte Christine Calvez. Ainsi un homme, confiné avec sa partenaire et leurs enfants, note des « contacts plus fréquents avec [ses] voisins (dépannage alimentaire, discussion, échange et apéritifs) ». On trouve plusieurs témoignages attestant de cette solidarité, notamment envers les plus âgés. Par exemple celui de cette infirmière libérale, qui n’a pas cessé de travailler pendant le confinement, mais qui raconte : « Dans notre foyer, nous avons proposé de l'aide aux voisins âgés, ce qui a été apprécié ». Elle n’est pas la seule : 44 % des répondants disent avoir participé, ou constaté au moins une attention accrue à l’égard des personnes vulnérables. À côté de cela, on trouve aussi des commandes groupées de mangeurs, qui achètent à des producteurs locaux et se partagent ensuite les produits livrés. Ainsi par exemple une habitante, travaillant par ailleurs dans le médical et candidate aux élections municipales de 2020, a pu distribuer, par le biais d’un groupe Facebook, 104 kilogrammes de fraises aux résidants de la commune. « Au niveau du lien social, c’est vrai que la Covid a permis aux gens de se rencontrer » conclut Christine Calvez, à la fin de notre appel. En plus de cette solidarité des citoyens entre eux, la période a permis le développement de partenariats entre les commerçants, soucieux de se soutenir dans une période où la chaîne de commandes est perturbée. C’est le sens des propos de Bruno Le Maire, ministre de l’économie, au début du confinement : il a invité les distributeurs à faire preuve de « patriotisme économique » (10), et d’acheter leurs produits aux petits producteurs impactés par la fermeture des marchés. Le directeur commercial de l’Intermarché salue cette initiative, et promet avoir agi dans ce sens, notamment pour le maraîchage et l’achat de poissons à des marins pêcheurs du Conquet (ville située à 6,2 kilomètres de Plougonvelin). Nicolas Magueur du Potager de Saint Mathieu raconte avoir été contacté par l’Intermarché, lui proposant, dans ce contexte, de lui racheter ses produits s’il avait du mal à les écouler. Il dit ne pas en avoir eu besoin, mais avoir apprécié l’initiative. Cependant, l’Intermarché n’est pas forcément le meilleur débouché pour les producteurs. Mais d’autres liens apparaissent, entre les commerçants locaux. L’exemple de la crêperie La Crêpe Dantel’ est à ce regard très éclairant, car ce restaurant, qui accueille habituellement entre 100 et 150 clients par jour à cette période de l’année, a dû fermer ses portes le temps du confinement, et réduire considérablement son activité, même en proposant des crêpes à emporter une après-midi par semaine, ainsi qu’un service de livraison. Elle a cependant développé des partenariats avec d’autres enseignes locales. Ainsi, la Ferme de Penzer, déjà évoquée, fournisseur de longue date de la crêperie, a commencé le 5 avril à inclure des crêpes de froment dans les paniers drive. Un exemple plus flagrant encore : un accord a été passé avec deux boulangeries (la Boulangerie Laot à Plougonvelin, et la boulangerie du Vent sucré au Conquet), et avec la biscuiterie de la Pointe Saint Mathieu, déjà évoquée. Ces trois commerces ont proposé à la crêperie de vendre ses crêpes, alors qu’elles-mêmes ont l’habitude d’en confectionner et d’en vendre tout l’année. Pauline Jeffroy, dirigeante de la crêperie, souligne que cette proposition a été faite « uniquement par solidarité entre commerçants ». Elle ajoute avoir fait le choix de continuer à soutenir un producteur de cidre et de jus de pomme de la région, en proposant ses produits, car il était nouveau sur le marché et avait du mal à écouler sa production. En conclusion, on peut citer le témoignage d’une habitante, qui a vécu son confinement toute seule, et qui revient sur son expérience, en confiant le malaise qu’elle ressent encore : « Avec du recul (j'ai repris mon activité professionnelle depuis le 11 mai à temps plein), je pense que j'ai pris le temps de réfléchir à ma vie actuelle, à mes aspirations pour l'avenir et aussi beaucoup plus globalement au monde dans lequel nous vivons. J'ai trouvé le temps long pendant le confinement, voire très long par moment, avec beaucoup de doutes et d'interrogations. [...] Aujourd'hui la vie reprend doucement, mais personnellement, je trouve cette situation encore anormale : le fait de devoir porter un masque et se désinfecter constamment les mains, la crainte de transmettre le virus aux personnes qui nous entourent, la méconnaissance de ce virus. Je me demande encore si nous retrouverons un jour notre "vie d'avant". » Ainsi, le déconfinement a commencé il y a une semaine ; mais de nombreuses incertitudes perdurent pour les commerçants comme pour les citoyens. Les restaurants n’ont toujours pas l’autorisation d’ouvrir, et le télétravail est maintenu aussi souvent que possible. Cette période de transition nous invite à nous interroger sur l’avenir, et sur ce qui restera, des réflexions formulées au temps du confinement. Le retour à la « vie d’avant » est-il possible, et plus encore, est-il souhaitable ? Pour reprendre le propos polémique de Bruno Latour cité en introduction : il est essentiel aujourd’hui de ne pas « gâcher la crise », mais au contraire d’en tirer tous les enseignements possibles. Des habitudes prises pendant le confinement, au moins quelques- unes vont rester. Certains reconnaissent que la reprise du travail va rendre difficile de dégager du temps pour faire la cuisine ; mais la plupart des témoignages sont optimistes. « Je pense qu’il y aura un avant et un après corona en habitudes alimentaires, suite à une prise de conscience et un retour aux priorités des bases de la vie » déclare ainsi une retraitée. La volonté de consommer davantage de produits locaux, voire de faire pousser ses propres légumes, est très présente. Plusieurs témoignages font aussi état d’un désir de transmission aux enfants, de les faire participer à l’élaboration du potager, ou de les sensibiliser à l’importance des circuits courts. (1) Food and Agriculture Organization of the United Nations, « Coronavirus. Food Supply Chain Under Strain. What to do? », 24 mars 2020. Lien (2) Sciences Avenir, « Nicolas Bricas : “Le Covid-19 révèle un système alimentaire mondial malade” », 16 mai 2020 . Lien (3) Ouest France, « Entretien. Plougonvelin, la commune du premier cas breton de Covid-19 », 27 avril 2020. Lien (4) Tous les bulletins communaux sont consultables sur le site de la Marie de Plougonvelin. Lien (5) Leur site internet : https://plougonvelin.net/ (6) RMT Alimentation Locale, COVID-19 et Systèmes Alimentaires. Manger au temps du coronavirus. Lien (7) https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand- entretien-03-avril-2020 (8) Entre le 15 mars et le 11 mai 2019, 18 900 personnes sont venues à la boulangerie, contre 12 978 cette année aux mêmes dates. (9) https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/covid-19-bray-minoterie-forest-fait- tourner-son-moulin-repondre-forte-demande-farine-1811866.html (10) Le Figaro, « Bruno Le Maire appelle la distribution à acheter des produits aux agriculteurs français », 24 mars 2020. Lien ANNEXE - Profil des répondants aux deux questionnaires : Télécharger cet éclairage Crédit Photo : Plougonvelin par Moreau.henri Pour découvrir d'autres articles proposant des analyses de l'impact de la crise du covid-19 sur les systèmes alimentaires, consultez la rubrique Eclairages
- Éclairage Covid-19 | De l'aide alimentaire à l'aide humanitaire, récit d'un dérapage social
par Dominique Paturel. Cet éclairage a initialement été diffusé sur le site Urgence Transformation Agricole et Humanitaire (utaa.fr) puis sur le site de la Chaire UNESCO Alimentation du Monde (chaireunesco-adm.com). Ce texte n'engage que son auteur et pas l'ensemble du collectif qui rédige les bulletins. Dominique Paturel est chercheure en Sciences de gestion à l’INRAE - UMR Innovation, membre du Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action (LISRA) et membre du Collectif Démocratie Alimentaire. - Mai 2020 - Les données de cet article reposent essentiellement sur les informations dans la presse nationale, régionale accessibles sur internet. Ces informations ont été triangulées par des interviews auprès d’associations et les sites officiels soit des institutions, soit du Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, soit du Ministère de la solidarité et de la santé. La décision de confinement annoncée le lundi 16 mars 2020 en soirée est mise en place à partir du mardi 17 mars à midi. Les activités s’arrêtent immédiatement et l’ensemble de la population, en état de sidération, s’exécute. Des files d’attente se forment devant les supermarchés. Rien de tout cela n’appartient à notre mémoire depuis 70 ans. La décision de fermer les marchés de plein vent met en difficulté, d’une part, les agriculteurs dont la voie de commercialisation essentielle est le circuit direct, et d’autre part, une partie des habitants ayant l’habitude de s’approvisionner via ce moyen, dont un certain nombre de quartiers populaires urbains et des habitants ruraux. En outre, les services publics ferment et il faudra une quinzaine de jours (voire trois semaines dans certains quartiers des grandes villes) avant qu’ils trouvent une organisation. L’accès à l’alimentation des familles à petit budget La question de l’accès à l’alimentation se pose rapidement pour plusieurs raisons : la première est double : il y a très vite une rupture de stock pour les produits alimentaires dits de première nécessité (pâtes, riz, farine) vendus dans les grandes et moyennes surfaces au premier prix, et la seule solution est de s’approvisionner avec des produits plus chers. Soit les familles les achètent quand même, par peur de manquer, et ainsi vont se retrouver sans ressource plus tôt dans le mois. Soit elles ne peuvent pas les acheter et elles vont se retourner vers la distribution de l’aide alimentaire alors que pour certaines familles, cela ne faisait pas ou peu partie de leur façon d’accéder à l’alimentation. la deuxième est la fermeture de centres de distribution de l’aide alimentaire : les bénévoles étant pour la plupart des retraités, souvent de plus de 65 ans, dans ce climat de sidération et de risque sanitaire, ils vont rester chez eux. Les associations et opérateurs habituels suspendent les distributions par manque de « bras ». Le travail bénévole manquant ainsi au rendez-vous de la distribution met un coup d’arrêt à la filière. la troisième raison est liée à la fermeture des associations et services publics d’action sociale : ils « s’absentent » du terrain. Les petites associations, plus souples et plus agiles dans leur capacité d’adaptation se retrouvent en première ligne. Même si leur objet n’est pas celui de l’alimentation, elles sont obligées de s’y mettre. Des habitants commencent à s’organiser pour aller faire des courses pour les plus âgés, les femmes seules avec de jeunes enfants, les personnes à mobilité réduite, etc. Ces petites associations deviennent des points d’appui en terme d’auto-organisation de la solidarité. L’AN 02, 3e arrondissement de Marseille Petite association de sept personnes au début du confinement, habituée à intervenir sur le modèle du travail social communautaire, elle est présente dès le début du confinement. Ils font ce qu’ils savent faire : mettre en contact des personnes avec des demandes avec des bénévoles pouvant répondre. Ils mettent en place une plateforme téléphonique où l’objectif est de rapprocher les demandes de certains avec les réponses pouvant être apportées par d’autres. Leur réactivité amène vers eux un nombre important de demandes mais aussi de réponses solidaires. Lors de l’interview de Jonas (4e semaine) 260 personnes ont/avaient participé au dispositif. Face au manque de réponse publique, ils prennent en charge la distribution alimentaire : dans un premier temps, ils cherchent des sources d’approvisionnement et dans un deuxième temps, lorsque l’aide alimentaire se réorganisera, ils assureront la distribution. Retrouvez l’interview de Jonas La quatrième raison est liée à la fragilité des ressources liées à des activités à temps partiel et des activités informelles qui sont suspendues. La présence de tous les membres de la famille au foyer dont en particulier les enfants normalement inscrits à la cantine de leur école ou collège, et les denrées alimentaires à bas prix en rupture de stock font exploser les budgets. De plus, comme pour une partie de la population, le grignotage est présent comme façon de lutter contre le stress ambiant. L’organisation de l’aide alimentaire Dès la fin de la première semaine de confinement, des banques alimentaires, des fédérations du Secours populaire, des centres des Restos du Cœur s’organisent pour reprendre les distributions. Mais ils ne seront pas présents sur l’ensemble du territoire car il leur faut résoudre plusieurs difficultés : la disponibilité des bénévoles : les associations ayant des activités autre que l’aide alimentaire lancent des appels et leurs bénévoles, plus jeunes, qui habituellement sont au travail, répondent présent. Des étudiants rejoignent également ces associations. l’approvisionnement : dans la première semaine, la fermeture de la restauration hors foyer permet de distribuer toutes ces denrées qui ne sont pas consommées et une partie de l’approvisionnement qui était prévu pour la semaine suivante. Puis dans un deuxième temps, ce stock est épuisé et la grande distribution, habituellement pourvoyeuse de l’aide alimentaire, n’a pas beaucoup de choses à proposer. une fois réglées les questions de la disponibilité des bénévoles et de l’approvisionnement de produits à distribuer, la réorganisation administrative est aussi à revoir : la plupart des salariés des conseils départementaux, des mairies, des services sociaux est pour partie en télétravail ou en absence de service autorisée. Les conditions d’accueil sont très inégalitaires selon les territoires. la distribution doit se faire sous forme de colis de produits secs et pour une durée minimum de deux semaines de façon à éviter aux personnes concernées de sortir. L’exemple de la plateforme de Montpellier Le Secours populaire de l’Hérault maintient l’ouverture de sa distribution alimentaire et arrive à stocker des produits d’hygiène en particulier juste avant le début du confinement. Les associations habituées à intervenir auprès du public en grande précarité se demandent comment répondre à l’urgence alimentaire puisque toutes les autres distributions s’arrêtent. Une coordination de plusieurs associations se met en place et se tourne vers le Secours populaire pour les aider à s’organiser. Le secrétaire général départemental a à son actif plusieurs missions humanitaires pour le Secours populaire. Il a, d’une part, utilisé les quelque temps avant la mise en confinement pour acheter des produits d’urgence, et d’autre part, fait appel aux comités locaux pour que des bénévoles plus jeunes viennent renforcer la logistique. Il propose aux bénévoles du Bus Solidarité qui intervient auprès des étudiants de venir les rejoindre. De son côté le Secours Catholique, présent depuis le début, propose avec la présence du salarié et de quelques bénévoles de prendre en charge l’accueil de la demande d’urgence. Un protocole sanitaire est co-construit entre les différents intervenants et ils mettent en place une distribution de colis alimentaires, dans un hangar prêté pour le temps du confinement par le Conseil Départemental. Il y aura trois sessions d’une semaine de distribution espacée de 15 jours pour réalimenter les stocks. Les personnes sont adressées vers cette plateforme par les Caisse centrale d’activités sociales (CCAS) et les Missions locales de la métropole, le CHU, les associations humanitaires, les services d’État en charge des migrants, les services sociaux. Environ 3 000 personnes sont destinataires de ces distributions. Les demandes augmentent à chaque nouvelle distribution. À la fin du confinement, les associations estiment qu’il y aura environ 50 % de personnes supplémentaires. Sur ces 3 000 personnes, 1 800 habitent en squats ou l’un des dix bidonvilles de la ville. Dans la population venant à la plateforme, il y a des familles qui ne sont pas des habitués de la distribution alimentaire : ce sont ceux que Sylvain de la Petite Cordée appelle les « Gilets Oranges » : ils pourraient être des Gilets Jaunes, pour lesquels les réseaux de solidarité n’existent plus et pas encore dans la situation de grande précarité ; pourtant ils sont « à fleur » du basculement et leur venue est un signal fort quant à l’état social du pays. En parallèle, des centaines d’actions solidaires se sont développées sur l’ensemble du territoire comme les soutiens des réseaux Amap avec la mise à disposition de paniers, mais aussi des citoyens ordinaires qui ont partagé avec d’autres. Les articles dans la presse se multiplient et donnent un aperçu des actions. Trois types d’interventions s’organisent de façon synchronique : 1) Des actions plutôt portées par des associations de lutte contre la pauvreté : celles-ci s’adressent dès le début du confinement aux sans-abris, aux habitants des logements précaires (bidonvilles, camps, squats, hôtels, etc.) 19 mars, actu.fr – Le restaurant social La Chaloupe à Rouen reste ouvert et accueille les sans-abris confinés dehors ; 21 mars, Le Progrès – Saint-Étienne, la Société Saint-Vincent-de-Paul continue les distributions d’aide alimentaire dans le quartier du Soleil ; 25 avril , site Enlargeyourparis– Une banque alimentaire créée par Amelior, association de soutien aux biffins. Les biffins et les ferrailleurs connaissent la précarité ; cependant ne pas pouvoir acheter de quoi manger est une situation nouvelle. Depuis le début du confinement, leurs activités sont arrêtées car il n’y a plus aucune récupération possible et la plupart n’a pas de droits sociaux. 2) Des actions portées par des associations de lutte en lien aux quartiers populaires : ces associations ou collectifs participent activement à la mise en place de distribution alimentaire en affichant la liberté d’accès (pas de contrôle d’identité et pas de gestion directe des inscriptions). Une partie d’entre elles sont soutenues par le Secours populaire par une forme de « mécénat de compétences » sur la mise en place d’une organisation (protocole sanitaire, logistique, approvisionnement, distribution, etc.) propre aux interventions humanitaires. 10 avril – Le Progrès - La réquisition d’un MacDo. Le Syndicat des Quartiers Populaires de Marseille réquisitionne un MacDo, en liquidation judiciaire depuis décembre 2019, dans le 14e arrondissement de Marseille. Il devient un centre de distribution d’aide alimentaire. 23 avril – RT France - Le collectif Association Collectif Liberté, Égalité, Fraternité, Ensemble, Unis (Aclefeu) à Clichy-sous-Bois a distribué des denrées fournies par des grossistes et des commerçants originaires du quartier et on a assisté à des queues s’étirant sur 300 mètres et de longs temps d’attente. Plus de mille demandeurs ont été servis ce jour. 27 avril – La Marseillaise – Alerté par l’Unef, Emmaüs livre deux camions de denrées alimentaires aux étudiants de Saint Charles. Certains étudiants disent ne pas avoir mangé depuis deux ou trois jours. 3) Les collectivités territoriales interviennent par des repas, des colis alimentaires ou des chèques alimentaires. 6 avril – Le Figaro - La ville de Brest distribue des bons alimentaires pour les familles dont les enfants sont inscrits à la cantine à un tarif réduit. Le montant de la subvention est de 300 000€. 15 avril – La Marseillaise – Marseille rouvre sa cuisine centrale pour livrer 5 000 repas par jour. 18 avril – La Voix du Nord– La mairie de Lille met en place la distribution de denrées alimentaires pour 6 000 enfants privés de cantine (environ 3 500 familles concernées). Celle-ci se déroule dans les écoles et est réalisée par des agents de la ville. Les paniers sont constitués de fruits et légumes, de produits laitiers et de produits secs pour deux semaines. 6 mai – actu.fr– La région Occitanie propose des « paniers solidaires Occitanie » avec des produits locaux. Cette action se déroulera de la mi-mai à fin juin. Les produits de ces paniers sont achetés par la Région auprès des producteurs locaux et issus de dons. Le 23 avril, le gouvernement apporte un soutien financier supplémentaire de 39 millions. Il y est prévu une allocation de 105€ pour les familles bénéficiant du revenu de solidarité active (RSA) et de l’allocation de solidarité spécifique (fin de droits au chômage). Cordonnées par les préfectures, ces aides sont distribuées par les CCAS et les associations sous forme de chèque d’urgence alimentaire. Ce sont essentiellement les territoires métropolitains qui sont concernés mais par le biais des CCAS des territoires ruraux peuvent en être destinataires. Le tableau ci-dessous récapitule la présence et l’intensité de l’intervention, à partir des témoignages des acteurs dans les quartiers urbains en situation de pauvreté. Les leçons du confinement La crise a montré le manque de souplesse des services publics quant à leur réactivité : il aura fallu une bonne quinzaine de jours avant que ceux- ci soient en capacité de trouver une organisation capable de faire face aux besoins alimentaires de la population. Il en est de même pour les associations institutionnelles. En outre, les interventions se sont mises en place de façon très différentes en fonction de la réalité des forces au niveau local et micro-local : ici c’est le Secours populaire, là c’est la banque alimentaire, et ailleurs les Restos du Cœur. Les associations confessionnelles ont également pris place dans les divers partenariats comme Muslihands à Lyon, ou le Secours Catholique dans beaucoup de communes, y compris l’armée comme par exemple à Belfort, en renfort des Restos du Cœur. Au manque des équipements sanitaires s’est ajoutée la fragilité de la logistique qui a mis au jour l’interdépendance des acteurs du système alimentaire et de la filière de l’aide alimentaire. Les petites associations ont su s’adapter alors que les institutions se sont retrouvées en situation d’arrêt total. Sans cette réactivité première, la situation sociale aurait probablement dérapé plus fortement. Le modèle d’intervention est celui de l’aide humanitaire motivée par un risque majeur de manque alimentaire. Cependant, en dehors du Secours populaire, de la Croix Rouge et des associations type Médecins du Monde qui avaient, en interne, des compétences et de l’expérience en matière d’interventions humanitaires, les autres acteurs (y compris les services publics) ont mis du temps à trouver les formes d’organisation face au contexte singulier de la pandémie. Même si la coordination organisée rapidement par les préfets s’est mise en route dès la première semaine, elle a peiné à se mettre en place. Un certain nombre d’intervenants interviewés nous ont dit qu’ils avaient souvent été eux-mêmes initiateurs de coordination pour mutualiser leurs moyens (ressources humaines, logistique et produits). En outre, les efforts du gouvernement et de ses services se sont concentrés sur la prise en charge médicale en première urgence, laissant aux uns et aux autres le devoir de répondre à la situation alimentaire des populations précaires. Les produits distribués ont été essentiellement des produits secs. Les produits frais (fruits, légumes, et produits laitiers) ont fait défaut. L’approvisionnement en temps ordinaire se porte sur des fruits et légumes souvent achetés sur les circuits longs alors que durant cette période la disponibilité était davantage liée à la production de proximité, plus chère. Les opérateurs de l’aide alimentaire ont dû dépasser leurs clivages habituels pour partager l’accès aux ressources et faire avec des associations, plus petites et probablement plus engagées dans des projets d’émancipation des populations concernées. Ces petites associations ont été en majorité des points d’ancrage de la solidarité en actes dans des territoires souvent en jachère de l’intervention institutionnelle. À la sortie du confinement, il sera difficile de les renvoyer dans l’ombre. Le soutien massif apporté par les collectivités territoriales (communales, intercommunales, département et région) dès qu’elles ont pu réintervenir, a permis probablement d’éviter une dégradation encore plus importante pour ces populations fragilisées économiquement. Les CCAS ont été des acteurs essentiels dans l’accueil de la demande d’urgence. La coordination des différents opérateurs s’est structurée au fur et à mesure et a rempli son rôle d’accessibilité pour les plus éloignés. Toutefois la réactivité du corps social à travers une multitude d’initiatives de solidarité inédites, imaginées dans l’urgence a mis en lumière une dynamique impressionnante. Des jeunes, des femmes, comme à Bassans (16e arrondissement de Marseille) étaient en première ligne pour assurer les réponses aux besoins ordinaires et donner accès aux aides d’urgence comme les chèques, les bons ou les tickets alimentaires [1]. Sur les campus des étudiants, enseignants et habitants sont venus en aide aux étudiants confinés dans les cités universitaires avant que les Centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (Crous) y participent. Une responsable d’un service social du Crous dans un article de Libération du 7 avril, en réponse aux critiques du collectif local explique que « Nous assurons la continuité de nos services. Il a fallu toutefois les renforcer durant cette période, ce qui ne se fait pas du jour au lendemain. La temporalité n’est pas la même entre un collectif et une administration… Nous avons dû attendre les directives de l’État. » La réponse de cette responsable correspond à la réalité de ce qui s’est passé sur l’ensemble du territoire national et pour l’ensemble des populations précaires ou précarisées par le confinement. L’ensemble des intervenants, à la veille de la fin du confinement témoigne : de la mise en lumière des invisibles, complètement dépendants de l’aide alimentaire pour accéder à l’alimentation que sont les habitants des squats, des bidonvilles, des camps et les sans-abris. Même si cette réalité était connue par les associations intervenant habituellement, elle l’était moins pour les autres opérateurs de l’action sociale. Les modes d’organisations de l’action sociale reposant sur la séparation des publics rendaient aveugle l’ampleur de la situation réelle de ces personnes. de la présence de nouveaux pans de populations à ces distributions d’aide alimentaire. Tous évaluent 30 à 50 % de bénéficiaires supplémentaires. Si cela se confirme, aux 5,5 millions de bénéficiaires avant le confinement, il faudra rajouter ces 1,6 à 2,7 millions supplémentaires. du fait que ces demandes ne s’arrêtent pas avec le confinement et qu’il va bien falloir continuer à permettre l’accès alimentaire. Le financement et la diversification des produits distribués vont être centraux pour la suite. L’aide a consisté en produits secs et peu de produits frais à la fois pour des difficultés d’organisation logistique complexe dans le contexte sanitaire et d’approvisionnement. En outre, les produits d’hygiène, absolument nécessaires pour les gestes barrières, sont achetés et font peu l’objet de dons. Ils ont représenté une partie non négligeable des budgets des intervenants. L’accès à l’eau est resté problématique pour les sans-abris et les habitants des camps et certaines associations se sont posées la question de distribution de bouteilles d’eau. Les enjeux pour la suite sont importants et le manque de revenus des familles précaires laisse de lourdes traces sociales. Tout le travail effectué depuis dix ans sur l’accompagnement au changement des pratiques alimentaires a volé en éclat face à la réalité du retour de la faim ou de la peur d’avoir faim. La démocratie alimentaire soutenant l’appropriation par les populations, des systèmes alimentaires dont ils ont besoin, est plus que nécessaire. Mais cet épisode de mise en place d’une aide humanitaire risque d’engager des réponses assignant les populations à petits budgets à n’accéder à l’alimentation que sous cette seule forme. Le dispositif d’aide alimentaire existant depuis 1985 [2] a déjà largement creusé ce sillon. Et le paradoxe se durcit entre la population qui s’est saisie des circuits courts pour s’alimenter et celle qui va continuer à dépendre de cette aide humanitaire. Cependant, les collectifs et associations intervenant sur les quartiers populaires et qui ont fait face dans des conditions difficiles, ne vont certainement pas baisser les bras, replaçant l’alimentation comme objet politique. Dans les éléments de connaissance du virus, la comorbidité liée aux maladies chroniques dont certaines variables sont directement connectées à la qualité nutritionnelle met également au grand jour la place des fruits et légumes, des produits frais en général et à l’inverse des consommations d’aliments ultra-transformés. Ainsi les enjeux de démocratie alimentaire pointent avec encore plus de force la rupture d’égalité dans les conditions d’accès à une alimentation saine. Conclusion Cette situation de crise a montré combien l’accès de toutes et tous à une alimentation de qualité ne peut être pensé comme simple question technique, qui devrait être régulée par le marché. Cela relève au contraire d’un enjeu démocratique pour définir les principes et les modalités concrètes de cet accès, considéré comme un besoin essentiel, au même titre que la santé, le logement, l’éducation, la culture… Les propositions sur le droit à l’alimentation durable comme fondement d’une réelle démocratie alimentaire, s’appuyant sur une restauration collective à plus grande échelle, un service public de l’alimentation désencastré du Ministère de l’agriculture, à l’échelle locale, participent d’une réflexion urgente vers une sécurité sociale de l’alimentation. [1] Ces chèques, bons ou tickets alimentaires sont soit les dispositifs déjà existants et distribués par les Centres communaux d’action sociale, soit les dispositifs mis en place dans l’urgence par les communes, les régions et l’État. [2] Pour comprendre le dispositif d’aide alimentaire, Paturel, D (2013) Aide alimentaire et accès à l’alimentation, [en ligne] https://inra.academia.edu/DominiquePATUREL Pour découvrir d'autres articles proposant des analyses de l'impact de la crise du covid-19 sur les systèmes alimentaires, consultez la rubrique Eclairages